S’en tenir aux prescriptions ou être « agile » ? Accepter les objectifs fixés par d’autres responsables ou discuter, en responsabilité, des fins et des moyens assignés ? Cette tension est au cœur du travail quotidien de la plupart des salariés qualifiés ; comment y faire face et dégager les pistes d’une réelle responsabilité, individuelle et collective ?
Participants :
Christophe Cattenat, directeur d’une régie électrique municipale ;
Valérie Missillier, chargée de clientèle au Crédit mutuel, secrétaire de la Cgt Banques et Assurances ;
Jean-Pierre Le Saout, membre de la commission exécutive de l’Ugict ;
Pierre Tartakowsky, Options.
– Options : Comment décririez-vous les différentes facettes de votre responsabilité professionnelle, au regard de votre travail et de ses conditions concrètes de réalisation ?
– Valérie Missillier : Comme chargée de clientèle dans une banque mutualiste, ma responsabilité professionnelle est à la fois très lourde, très cadrée et sous tension. Mon travail de vente s’inscrit dans un ensemble de lois et de régulations bancaires, françaises et européennes, très touffu et très évolutif. Or, ce cadre normatif entre fréquemment en dissonance avec les objectifs que la banque nous fixe, à moi et à mes collègues, en fonction des siens propres. Notre responsabilité se ramène alors à tenter de faire au mieux pour le client tout en répondant aux contraintes hiérarchiques, ce qui s’avère souvent compliqué lorsqu’il s’agit de « faire de la vente ». On peut alors facilement être conduit soit à se trouver en délicatesse avec la loi, soit à placer un produit qui ne correspond pas forcément aux demandes, besoins et moyens du client. Au risque qu’il se retourne contre la banque, laquelle reprochera alors au salarié d’avoir été de mauvais conseil. Il va sans dire que la pression des objectifs qu’elle a elle-même fixés ne sera jamais évoquée.
– Christophe Cattenat : Après avoir longtemps travaillé chez Edf, puis Enedis je suis devenu directeur d’une régie électrique municipale. Concrètement, je produis, distribue et commercialise de l’énergie électrique, ce qui renvoie à un champ de responsabilités très large. Tout d’abord, dans mes fonctions opérationnelles : lorsque je signe des habilitations à des agents afin qu’ils accèdent au réseau électrique, je suis responsable de leur formation au risque et à la sécurité : la leur, celle du réseau et, partant, celle des clients. J’engage également ma responsabilité dans les relations humaines et hiérarchiques, là même où se joue souvent la tension relative aux objectifs ; enfin, dans la dimension sociale du travail et dans la responsabilité propre de l’entreprise, singulièrement dans sa contribution aux enjeux du développement durable. Pour prendre l’exemple de ma régie, cela fait des années que j’ai investi dans des poteaux sans créosote, des transformateurs avec des pertes fers et des pertes joules réduites, tout en veillant à rester économiquement viable.
– Jean-Pierre Le Saout : Je suis ingénieur pour la direction générale de l’aviation civile. Celle-ci relève du ministère de la Transition écologique et a pour mission d’assurer la sécurité et la sûreté du transport aérien, en plaçant la logique du développement durable au cœur de son action. Contrairement à ce que vit Valérie, mon travail se situe donc dans une logique de service public dont la performance est mesurée, sans qu’il s’agisse de « faire du chiffre ». Tout ceci renvoie à des missions très différentes, qui sont autant de responsabilités. La sécurité, c’est empêcher que les avions tombent ; la sûreté, c’est empêcher les actes malveillants ; quant au développement durable, c’est une préoccupation croissante.
Pour faire face à ces missions comme manager, on doit se conformer à de nombreux référentiels. En cas d’incident majeur on va très vite se demander où s’est située la faille, souvent dans une logique d’amélioration continue – et c’est alors vertueux – mais également, sur fond de judiciarisation croissante, pour obtenir dédommagement et, donc, s’orienter vers un coupable solvable. Dans le cadre de mes fonctions, ma responsabilité directe peut être engagée en cas de faute ou d’erreur. Ces deux notions importantes définissent en quelque sorte un segment de responsabilité. L’erreur est humaine ; la faute, elle, est une transgression. Entre les deux se situent des zones d’engagement professionnel, parfois un peu floues, allant d’un zèle louable à une témérité condamnable. Là, on n’est pas loin de ce qu’évoquait Valérie…
La question est de savoir où se situe la frontière, où commence ce qui pourrait nous être reproché par la suite ? C’est une zone sombre. À quoi s’ajoutent des responsabilités indirectes, notamment sur les systèmes informatiques, leur sécurité, les devoirs qui en découlent, comme ne pas ramener un virus de son ordinateur personnel dans l’entreprise… Au regard de tout cela, et cela fait beaucoup, on ne bénéficie pas de « contre-pouvoirs ». Or la zone d’ombre dont je parlais, entre excès de zèle et sens de l’initiative, entre erreur et faute caractérisée, nécessite d’être sans cesse éclairée à coups de questionnements, d’objections, d’alertes et de propositions. C’est particulièrement vrai pour les enjeux du développement durable, qui soulèvent des questions éthiques. Ils renvoient à une quête de sens très présente parmi les jeunes cadres, ingénieurs et techniciens, surtout chez ceux qui se sont déjà impliqués dans une expérience associative et se sentent responsables de l’impact de leur travail.
– Quelles sont les évolutions majeures qui ont accompagné ce décalage entre travail prescrit et travail réel, cette « zone d’ombre » qui en résulte et que vous évoquez ?
– Valérie Missillier : Une succession de révolutions technologiques a permis l’émergence de nouvelles banques, en ligne, qui bousculent les termes de la concurrence et partant, le rapport à la clientèle. Pouvoir comparer sa banque avec celle des autres sur le Net alimente l’exigence du client et alourdit la charge des collègues en agence. Le client qui est devant eux veut obtenir satisfaction sans payer plus cher qu’il ne le ferait sur le Net… L’autre versant de cette modernisation technologique, c’est l’inscription, au cœur de nos métiers d’outils numériques dits intelligents qui modifient en profondeur la nature de nos interventions. Ces logiciels sont en capacité d’identifier la demande vocale du client, de la comprendre et d’y répondre en formulant une proposition.
Certes, on gagne en temps d’exécution, mais on perd en compétence et, surtout, en qualité de gestion humaine, indispensable à cette fameuse agilité, fluidité, dont on nous demande de faire preuve vis-à-vis d’un client toujours plus exigeant. Au-delà du fait que c’est perturbant, cela provoque un déplacement de responsabilité ; car au bout du bout, s’il y a une erreur – de diagnostic ou autre – c’est le salarié qui en sera responsable, alors même qu’il est déconnecté de la dimension concrète du processus d’analyse et de décision. Cette mise en place d’outils destinés officiellement à nous « libérer » s’accompagne d’ailleurs de procédures plus lourdes, de textes plus prescriptifs, de contrôles plus nombreux.
– Jean-Pierre Le Saout : Un des éléments clés de ces dernières décennies, c’est le renforcement des stratégies d’individualisation, avec la prégnance des évaluations personnelles, de parcours de plus en plus individualisés. Dans mon administration, il y a 80 % d’ingénieurs et de cadres A ; les jeunes y arrivent en étant porteurs à la fois d’une quête de sens, de valeurs éthiques, d’une sensibilité réelle sur les enjeux de discriminations mais également avec la volonté de conduire leur boulot, de pouvoir choisir de faire carrière et d’accéder aux responsabilités. L’un des autres éléments clés, c’est la réduction drastique des effectifs, avec ce que cela suppose de pression et d’incertitude pour les agents. En matière de gestion de projet l’organisation matricielle du travail s’impose. En rupture avec la verticalité hiérarchique, elle permet à chacun de prendre la juste part, tant professionnelle que collective, des responsabilités qui lui incombent.
– Christophe Cattenat : De fait, les raisons qu’évoque Jean-Pierre ont largement contribué à l’accentuation d’une « mise en responsabilité » au moyen d’objectifs fixés de haut, sans grande considération pour le bas, avec un manque prononcé de dialogue social. J’ai connu une époque où les équipes discutaient des objectifs, des moyens à mobiliser, des façons de procéder pour les atteindre. C’était responsabilisant pour les encadrants comme pour les encadrés, pour le collectif comme pour les individus. Au final, on gagnait en efficacité.
Aujourd’hui, la discussion n’est plus de mise ; tout va très vite et les responsabilités sont davantage imposées que discutées. Rien d’étonnant si les salariés ne se les approprient pas ; ils veulent pouvoir respirer, s’oxygéner dans leur travail. Ce désir de travailler différemment relève d’ailleurs de l’urgence, si l’on en juge au nombre d’arrêts maladies, de burn-out et autres manifestations psycho-sociales de mal-être au travail. Ce phénomène doit énormément à cette injonction contradictoire : être toujours plus responsables de ce dont on est de moins en moins en responsabilité. Le « on veut travailler bien » dénonce cela sur un mode positif et implique une adéquation des moyens à des objectifs discutés et appropriés.
– Comment répondre à cette demande d’autonomie et de responsabilité combinée, imaginer et traduire concrètement un travailler autrement ?
– Valérie Missillier : Malheureusement, ces demandes sont loin d’être explicites ou même clairement identifiées par les salariés eux-mêmes. C’est que l’individualisation exclut a priori l’éventualité de l’action collective, tout en conduisant chacune et chacun à penser qu’il peut – s’il est malin – jouer avec le système, les règles, se débrouiller lorsqu’il est face au fameux dilemme entre boucler un dossier ou respecter les procédures. Quand on explique à un salarié qu’il n’a aucun intérêt à prendre des risques, il a tendance à ne pas croire au risque, à nous juger frileux. À la fois parce que les procédures ne sont pas tenables et aussi parce que chacun aime à se croire plus fort que les contraintes qu’il affronte. C’est particulièrement vrai pour les nouveaux arrivants, d’autant que, dans leur ensemble, ils n’ont pas une vision sociale du rôle de la banque, de son utilité. Le scandale des frais bancaires, par exemple, c’est-à-dire des pratiques qui s’apparentent à du vol, ne les émeut pas, loin de là. On leur oppose évidemment l’idée d’un service public bancaire, qui serait socialement utile en termes d’emploi, d’environnement mais c’est une vision aussi exigeante que lointaine.
Il nous revient donc d’être des pédagogues actifs, en partant d’éléments concrets – les charges de travail, l’emploi, le rapport aux nouvelles technologies, le décalage entre les objectifs et les moyens – pour mettre en perspective le sens même de notre métier et des besoins auxquels il doit répondre. Mais cela n’a rien de simple dans le contexte répressif qu’on connaît. Nous avons besoin de recréer des groupes de travail qui soient également des groupes de débat, où la parole des salariés puisse circuler librement. C’est là où nous avons besoin, d’une part, d’un véritable statut du lanceur d’alerte, réellement protecteur, et, d’autre part, d’un statut cadre porteur de garanties collectives et de droits, dont celui d’engager sa responsabilité pour ne pas faire ce qui semble nuisible, dangereux ou inapproprié.
– Christophe Cattenat : Le droit à la critique est clairement devenu difficile à exercer et plus encore pour les managers et les cadres que pour les autres. Évoquer ses problèmes, des difficultés, c’est prendre le risque d’apparaître comme faible ou incompétent, soit sur le terrain strictement opérationnel soit vis-à-vis de sa capacité à manager une équipe. C’est aussi apparaître comme celui qui pose des problèmes au lieu d’apporter des solutions, ce que votre N+1 risque de n’apprécier que modérément… D’où sans doute la légitimité de la demande d’un droit de refus, ultime recours face à une série de dysfonctionnements en amont et au déni qui les accompagne. Mais mon expérience de directeur d’une entreprise de huit salariés m’amène à préférer faire jouer, de façon régulière, le dialogue social, permettre le débat et prendre le temps d’aller au bout des problèmes. J’ai longtemps travaillé dans un service public dont j’ai pu constater la dénaturation constante, avec ce que cela supposait de dégradation pour l’encadrement, ses missions et son moral. Aujourd’hui je me retrouve dans un service public de proximité animé par des salariés qui se retrouvent dans les décisions et les objectifs fixés au sein de l’entreprise. Chacun assume ses responsabilités et chacun à sa place : mais tout est mis sur la table et analysé, évalué.
– Jean-Pierre Le Saout : Il faut travailler à restaurer le collectif comme facteur dynamique de développement. C’est sans doute ce qu’il y a de plus urgent et de plus difficile : redonner du sens à une action collective, dans le travail et sur le travail. Cela vaut pour la responsabilité : il existe des collectifs de travail responsables collectivement et qui sont parfaitement efficaces.
Cela renvoie à ce qui a été abordé sur le sens de l’entreprise, de sa raison d’être. C’est un enjeu de plus en plus discuté, quels que soient les secteurs professionnels, et il est inséparable du rôle et de la place des salariés. Cela signifie qu’il y a beaucoup de pédagogie à faire sur les illusions charriées par l’individualisme, pour mettre les personnels d’encadrement en situation d’interroger et de remettre en cause ce qui d’emblée leur est présenté comme « naturel » : comment ont été fixés les objectifs, sur quels critères, quelle rationalité ? L’adhésion des agents à ce changement de paradigme est variable et peut être déconcertant selon l’actualité, leurs convictions et intérêts personnels, ou selon qu’ils s’expriment à titre individuel ou collectif.
C’est une raison supplémentaire pour être à l’initiative – et l’Ugict, sur ces questions a beaucoup produit – au lieu de nous épuiser à répondre à un agenda social, économique et politique qui est pensé pour nous épuiser en nous baladant sans cesse d’un incendie à un autre. Le syndicalisme a donc une voix à faire entendre, ne serait-ce que pour rappeler que la raison d’être de l’entreprise ne peut pas simplement être de faire du pognon, que les salariés sont des êtres humains, et que le travail doit donc être organisé au service de cette humanité, en sachant faire richesse des forces et faiblesses de celles et ceux qui la composent.
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