Jeu vidéo : les travailleurs veulent changer de « roleplay »

Ubisoft, Spiders, Don’t Nod… Dans les studios, les grèves et mouvements sociaux révèlent un climat social dégradé, fait de surmenage, de bas salaires et, depuis deux ans, de licenciements. Malgré la culture du « métier-passion », synonyme de soumission, les syndicats veulent faire respecter les salariés.

Édition 062 de mi-décembre 2024 [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Les syndicats dénoncent les méthodes managériales visant à installer des périodes de surtravail, intenses et prolongées.© IP3 PRESS/MAXPPP

Dans une étude diffusée en octobre 2024, le Syndicat des éditeurs de logiciel de loisirs (Sell) brossait un tableau alléchant du secteur du jeu vidéo en France  : 88  % des Français considèrent que c’est un secteur innovant  ; 85  % que c’est un loisir pour toute la famille  ; 66  % des adultes y jouent, et 95  % des jeunes de 10 à 17 ans…  Le syndicat dénombre plus de 38 millions de joueurs de 10 ans et plus, dont 75  % pratiquent au moins une fois par semaine. Résultat  : 40  % des Français ont acheté un jeu vidéo l’année dernière, et le chiffre grimpe à 75  % pour les joueurs de 25 à 34 ans. N’en jetez plus. 

Tous ces chiffres flatteurs sont censés rassurer les investisseurs. Comme le soulignait le président du Sell dans l’introduction de l’étude, «  les sous-jacents structurels du jeu vidéo sont puissants », il faut donc relativiser les «  difficultés rencontrées côté production  ».

Une industrie dans la tourmente

En effet, le secteur du jeu vidéo va mal, au niveau mondial, et au niveau national. De 2022 à 2024, près de 30 000 emplois ont été supprimés dans le monde – soit l’équivalent des effectifs du secteur dans l’Hexagone. Des studios français comme Don’t Nod annoncent à nouveau des licenciements, et le géant français Ubisoft est particulièrement touché. 

L’injonction au retour en présentiel a provoqué grèves et manifestations devant le siège du groupe, à Montreuil (93). Le nouvel opus de sa très rentable franchise Assassin’s Creed a pris du retard, affichant un surcoût de plusieurs dizaines de millions d’euros. Et un procès en «  wokisme  » sur les réseaux sociaux n’arrange rien. Résultat  : l’action Ubisoft est en chute libre, avec 40  % de baisse sur l’année 2024, et 80  % depuis le pic de février 2021. En octobre, Les Échos ont évoqué la possibilité d’un rachat

Entre bulle spéculative et retrait d’investisseurs en quête de rentabilité, tout le secteur vidéoludique est en difficulté. Alors que les besoins en capitaux sont croissants, la financiarisation a infusé, comme ailleurs, et les salariés en font les frais.

Condamnés aux bas salaires

Dans les petits studios comme dans les plus gros, les salariés se voient proposer des rémunérations d’entrée relativement basses pour des gens souvent titulaires d’un bac +5.  « En dépit de l’attrait et de la technicité de cette industrie et des métiers qu’elle propose, le salaire d’entrée est plutôt bas  : environ 30 000 euros par an chez Ubisoft Paris », explique Pierre-Étienne Marx, du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (Stjv). Même constat pour Nicolas Séguier, délégué syndical chez Spiders  : « Difficile d’obtenir un premier emploi vu la situation économique actuelle du jeu vidéo, et la politique de bas salaires crée un lien d’inféodation. » 

Comment expliquer la faiblesse des salaires  ? D’abord par la formation professionnelle, majoritairement réalisée au sein d’écoles privées. Une enquête de 2022 du Stjv indiquait que le coût moyen d’un cursus complet avoisinait les 25 000 euros. De nombreux travailleurs entrent donc sur le marché de l’emploi avec une dette qui amoindrit leur capacité à refuser des postes, même mal rémunérés. La subordination est encore accrue par la spécificité de certains métiers, comme game designer, qui rend difficile la possibilité de reconversion dans une autre industrie. Pour les salariés les plus jeunes, récemment arrivés, la précarité est systémique, note Nicolas Séguier.

Contre la banalisation du «  crunch  » 

Les syndicalistes dénoncent également la banalisation du crunch. Ici, rien à voir avec le clasico rugbystique France-Angleterre ni avec une certaine barre chocolatée. Le crunch désigne une méthode managériale qui consiste à provoquer « une période de surtravail intense et prolongée » pour tenir le calendrier de présentation ou de sortie d’un projet.

Pour Pierre-Étienne Marx, cette pratique « solidement ancrée dans la culture de l’industrie » ne correspond à rien d’autre qu’à une «  planification ratée de la charge de travail  ». Le crunch, ce sont en réalité des heures supplémentaires obligatoires, le plus souvent non rémunérées – même si certains studios « ouvrent » formellement ces heures et les paient. 

À lire, la contribution «  L’enseignement supérieur, antichambre de l’exploitation  », par Ranja Kanouni, parue dans notre revue numéro 676.

Obtenir le consentement aux heures sup’ non payées

En jouant sur le lien de solidarité au sein des équipes, sur la culpabilisation des travailleurs qui ne veulent pas «  lâcher  » leurs collègues, les directions obtiennent le consentement à ces heures sup’… parfois avec un habillage ludique, et toujours en présentant le projet comme «  un bateau qu’on construirait en allant dans l’eau  ».

« Les pressions sont constantes pour présenter des versions “parfaites” du jeu, résume Pierre-Étienne Marx. Les directions utilisent le côté “métier-passion” pour arriver à leurs fins. » Pour Nicolas Séguier, « cruncher est parfois encore plus pernicieux que ça. On arrive à ce que les salariés, parce que l’organisation du travail est défaillante, se mettent d’eux-mêmes à faire des heures supplémentaires pour répondre à des délais de production irréalistes. Ils se sentent obligés de réaliser ce travail en plus. Et lorsqu’on interpelle l’employeur, il nous dit  :  “Personne n’a demandé à ce que ces heures supplémentaires soient faites, pourquoi devrait-on les payer ?” »

La bataille pour capter l’attention

Malgré les discours sur l’exigence artistique, c’est la rentabilité et une vision court-termiste qui priment. Les choix créatifs des salariés sont couramment écartés au nom d’une logique actionnariale, qui exige des jeux de plus en plus longs pour capter le temps et l’argent des joueurs. «  Le but, notamment sur le mobile, en pleine expansion, est de monopoliser du temps de jeu. L’industrie, qui s’est lancée dans une bataille pour l’attention des consommateurs  », analyse Pierre-Étienne Marx. Paul*, représentant syndical CGT, à Ubisoft le confirme : « Le temps de jeu est un élément important, pour que les joueurs réalisent des achats “in-app” la stratégie de captation est assumée et le secteur considère Netflix ou Amazon comme des concurrents ». Le résultat est une standardisation des jeux – styles similaires, mondes identiques – qui engendrent de la frustration dans les équipes de production, et de l’incompréhension quand les directions émettent des exigences déconnectées du projet initial.

Lorsque les salariés lancent des alertes sur la «  jouabilité  » des jeux, celles-ci sont rarement prises en compte par la hiérarchie, a fortiori si elles contreviennent au timing ou à la rentabilité attendus. Les directions vont jusqu’à remettre en question, directement ou indirectement, le professionnalisme des équipes. «  Au-delà d’un changement impératif – de calendrier par exemple –, ce sont les contenus qui sont modifiés, et cela peut contrarier le concept du jeu, le récit, le “roleplay”… Tout ce que les créatifs ont pu concevoir d’original. » 

Les délégués du personnel, oiseaux de mauvais augure

L’individualisation des performances, couplée à des primes pour des objectifs difficilement atteignables, accentue la pression. Notamment parce que les directions « dramatisent les enjeux quant à la sortie des jeux, les difficultés économiques que peut traverser l’entreprise ». Ce sont aussi les représentants du personnel qui, dans une démarche hélas classique, sont désignés comme la source des problèmes. 

Chez Spiders, près de la moitié des salariés avaient signé une lettre ouverte sur les conditions de travail. Délégué syndical, Nicolas Séguier s’est fait admonester  : « Nous faisions remonter les difficultés des salariés, et il nous a été rétorqué que nous déstabilisions les conditions de travail. » Il aura fallu deux grèves cette année, dont une en ligne, sur Minecraft, pour que la direction concède une réunion sur les rythmes de travail et les risques psychosociaux.

Chez Ubisoft, injonction au retour en présentiel

À Ubisoft, même musique. En octobre, une grève à l’appel de l’intersyndicale a dénoncé l’injonction au retour en présentiel. Une décision « sans aucune justification étayée ni consultation du personnel » dénonçait alors le délégué Cgt. Même les négociations sur l’intéressement avaient été « désastreuses ». L’enjeu autour du télétravail ne se limitait pas au bien-être : en exigeant le retour en présentiel de salarié·es qui ont pu déménager loin de l’entreprise, l’employeur est soupçonné de vouloir les pousser à la démission. Paul précise que dans le cadre des négociations, la direction n’avait rien proposé : « Nous avions demandé des garanties sur l’emploi, mais aucune réponse ne nous a été donnée ».

La direction espère achever les négociations fin janvier 2025. Mais l’intersyndicale a dénoncé le manque de concertation sur ce changement des règles du télétravail, ainsi que les risques psychosociaux qui conduisent à ce que près d’un quart des effectifs – environ 200 personnes – envisagent aujourd’hui de quitter l’entreprise.

*Le prénom a été changé.