Santé et action sociale (1/3) – Santé au travail : penser les plaies d’un système qui ne prend pas soin des soignants
Les maux non reconnus, le manque de prévention, les difficultés de la médecine du travail à l’hôpital : ce diagnostic impose un renforcement du lien entre syndicats et médecins du travail.
« Soigner, c’est résister » : cette conviction s’affiche en exergue de la troisième saison de la série télévisée Hippocrate réalisée par Thomas Lilti (qui est également médecin), dont la diffusion coïncidait avec les Journées d’études 2024 de l’Ufmict-CGT (1), les 13 et 14 novembre dernier. Le sentiment d’un engagement coûte que coûte continue en effet d’animer la communauté des soignants, héroïne le temps d’une épidémie, désormais retournée à la réalité d’un quotidien qui dépasse la fiction. « Les professions du soin, comme de la protection sociale, sont particulièrement éprouvantes, réaffirme Laurent Laporte, secrétaire général du syndicat. Au contact de la maladie, de la mort, de la précarité et de la psychose, elles se trouvent également confrontées à des organisations du travail de plus en plus incohérentes et dépassées par les contraintes. Toutes sont aujourd’hui en grande souffrance. »
L’objectif des Journées d’études de l’Ufmict-CGT est d’inviter régulièrement des intervenants de la santé et de l’action sociale, des syndicalistes, des experts, des responsables politiques, pour prendre le temps de croiser les regards, renforcer les liens et construire des stratégies communes. Une centaine de militants ont assisté au premier débat, en présentiel, en plus de nombreuses équipes et agents connectés et en interaction avec la salle : « C’est important pour nous de rompre avec l’urgence du quotidien, rappelle Thomas Deregnaucourt, membre du bureau de l’Ufmict. Nous avons besoin de nous nourrir d’approches complémentaires, d’enrichir la compréhension de nos vécus, pour porter des analyses éclairées sur nos métiers et envisager les actions syndicales les plus efficaces. »
Les corps et les esprits flanchent, le système craque, et vice versa
Le focus est mis sur la santé au travail et les services de médecine chargés de la préserver, dans un contexte où les agents de la fonction publique, en particulier hospitalière, sont soupçonnés d’abuser des arrêts de travail. Les trois jours de carence qui pourraient leur être imposés risquent de les contraindre à se rendre au travail épuisés ou malades pour ne pas perdre du salaire ou des congés. Ils pénaliseront encore plus les femmes, dont les arrêts de travail courts sont plus nombreux, pour des raisons spécifiques : règles douloureuses, endométriose, grossesses difficiles, ménopause, etc. « De nombreuses études montrent pourtant que nos conditions de travail continuent de se dégrader dangereusement, générant de multiples pathologies physiques mais aussi des troubles anxieux, dans toutes les catégories de personnel, sans que des actions de prévention ou même des procédures d’alerte soient en mesure de stopper cette maltraitance, insiste Laurent Laporte. Les services de santé au travail ont-ils le pouvoir de mettre les employeurs face à leurs responsabilités ? Comment en faire des alliés pour dénoncer les sous-effectifs, l’intensification du travail, certaines pratiques telles que la journée de 12 heures ? À quelles difficultés sont-ils confrontés dans leur pratique quotidienne ? »
Pénibilité, sinistralité et autres maux en partie non reconnus
Les statistiques permettant de documenter l’usure au travail des agents hospitaliers s’avèrent parcellaires. Elles proviennent du logiciel Prorisq (2), utilisé par la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL). Prorisq enregistre les accidents et maladies professionnelles du secteur, mais seulement 24 % des établissements y adhèrent, ce qui n’empêche pas d’en faire un révélateur édifiant de la montée inquiétante de la pénibilité, des risques psychosociaux et de la sinistralité – la probabilité de déclarer une pathologie en fonction du poste ou de l’activité. « Les obstacles à la reconnaissance de la pénibilité restent nombreux, témoigne Philippe Peretti, secrétaire général adjoint du syndicat du CHU de Montpellier et représentant CGT à la CNRACL. Il faut être exposé de manière permanente à un risque ou à des fatigues exceptionnelles pour avoir droit à un classement en “catégorie active”, permettant un départ anticipé à la retraite. Hors de ce cadre, il faut faire reconnaître un taux d’invalidité, qui se traduira par un revenu compensatoire insuffisant, en moyenne inférieur à 1 200 euros, et seulement à condition d’être titulaire et non reclassable. » Comme le font remarquer des intervenants dans la salle, ces statistiques occultent d’autres réalités notoires, comme le fait qu’une infirmière sur deux quitte le métier avant dix ans d’exercice, échappant à l’épuisement… par la démission.
Critères de pénibilité : la pertinence du prisme des « métiers féminisés »
La revendication d’une véritable reconnaissance des dégâts causés par les conditions de travail persiste donc. D’autant qu’il ne s’agit pas de se consoler avec des mesures réparatrices. « Dans le cadre de la réforme des retraites, il était question d’aménagements de fin de carrière et même d’anticipation de départs à la retraite, jusqu’à huit trimestres. Nous attendons toujours les décrets d’application ! », poursuit Philippe Perretti, rappelant que pour la CGT, un nombre beaucoup plus important d’agents doit être considéré en catégorie active. Pour exemple, une infirmière qui devient cadre perd son droit à la retraite anticipée, sans pour autant, loin s’en faut, bénéficier de meilleures conditions de travail. Dans ce contexte, il semble peu crédible de prétendre que certains hospitaliers seront en capacité de travailler jusqu’à 67 ans et que le secteur pourra retrouver de l’attractivité.
Les critères de pénibilité reviennent certes dans l’actualité, puisque des réflexions parlementaires sont en cours pour rétablir ceux supprimés par la réforme des retraites de 2023, et même pour les améliorer et en instaurer de nouveaux, comme l’expose Florence Chappert, responsable de la mission « Égalité intégrée » de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) : « Au-delà du seul secteur de la santé, particulièrement impacté, on constate que les métiers féminisés –et donc les femmes – sont plus fortement touchés par la dégradation des conditions de travail. Il s’avère que même dans ces cas, les normes et les conditions d’exercice ne sont pas souvent pensées pour elles. Pourtant, seulement 20 % des métiers sont mixtes. À l’Anact, nous intégrons désormais les données sexuées et les métiers “féminins” dans tous nos travaux, car cela éclaire des réalités sous-estimées, voire invisibilisées. Les chiffres des accidents du travail montrent aussi une augmentation deux fois plus importante chez les femmes. Elles sont plus exposées du fait de métiers plus éprouvants émotionnellement et mentalement, notamment dans les services qui imposent des contacts avec des publics en souffrance ou en colère, ou de métiers qui exigent concentration et attention constante (call centers).Elles travaillent souvent debout, dans le commerce, la restauration, les métiers de l’entretien, la coiffure, etc. Elles supportent également des charges physiques, y compris corporelles, à l’hôpital et dans les métiers de l’aide à la personne ou de la petite enfance. Nous avons même calculé que certaines tâches répétitives, à l’origine de nombreux troubles musculo-squelettiques, ou ports de charges, dans les métiers du textile, de l’imprimerie, de l’acheminement postal, dépassent très largement les seuils légaux. S’y ajoute un épuisement dû à l’accumulation des charges, familiales notamment, qui se traduit par un plus grand nombre d’accidents de trajet, par exemple. Les corps des femmes ne sont pas les mêmes, évidemment. Dans le milieu de la santé, il est désormais reconnu que le travail de nuit peut favoriser l’apparition d’un cancer du sein, et que l’exposition à des agents biologiques ou chimiques peut se traduire par des symptômes plus graves chez les femmes. »
Concernant le travail de nuit, pour respecter les rythmes biologiques, il faudrait élargir les horaires reconnus : actuellement, il faut travailler au moins 102 jours par an sur des plages horaires d’au moins neuf heures incluant la durée de minuit à 5 h du matin, ce qui exclut un très grand nombre de soignants qui travaillent pourtant de nuit. De nombreux critères sont améliorables pour tous (exposition au bruit, aux températures extrêmes, chaudes ou froides, charges, etc.) et pour les femmes en particulier.
Les médecins du travail en quête de marges d’action
Les symptômes de souffrance au travail ont plutôt tendance à se multiplier, souligne Agnès Setton, médecin du travail à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Après avoir exercé en libéral puis comme médecin du travail sur un bassin d’emploi dans le privé, et désormais à l’hôpital, elle est en mesure de témoigner du manque de considération pour son métier, qui a fait l’objet d’une restriction progressive de moyens et de pouvoir : « En interentreprise, on était un médecin pour 3000-3500salariés, aujourd’hui c’est en moyenne un pour 13000. On voyait les salariés tous les ans. À partir de 2011, ça a été tous les deux ans, puis tous les quatre ans. Depuis 2017, c’est tous les cinq ans. Et la liste des risques qui imposent un suivi a été restreinte. Le saccage de la médecine du travail touche aussi l’hôpital, malgré l’épuisement professionnel généralisé, la multiplication des risques d’infections biologiques, chimiques ou liés aux rayonnements ionisants, et, bien sûr, les innombrables manifestations de charge et usure mentales, souvent non reconnues. L’angoisse est partout, les soignants ont peur pour eux et pour les patients, ils travaillent souvent dans l’urgence, avec des collègues intérimaires ou dans des services où on les affecte au jour le jour. Nous aussi avons subi de multiples réorganisations et “mutualisations” des services de santé au travail. Nous avons juste le temps et les moyens de recevoir les blessés ou ceux qui reviennent de maladie. Je me pose tous les jours la question : comment faire malgré tout pour écouter, conseiller, alerter les personnels qui viennent me consulter. »
La préoccupation concernant les journées de travail de 12 heures en échange de plus de jours de repos s’exprime aussi. Il devait s’agir d’expérimentations, mais la pratique s’est généralisée sans être réellement évaluée, alors que les soignants reconnaissent que les rythmes de travail et de vie qui en découlent pèsent sur leur santé.
Soigner les causes pour éviter d’avoir à soigner les conséquences
Agnès Setton constate avec inquiétude et découragement qu’en cas d’incapacité partielle, les directions et une partie du management préfèrent proposer une rupture conventionnelle qu’une adaptation de poste. « Je l’ai observé avec une cadre qui défendait “trop” son équipe ou un technicien affecté par un syndrome du canal carpien à force de nettoyer à la chaîne des endoscopes, et dont l’expérience a été utilisée autrement, à un poste de référent, plébiscité par toutes les équipes. Ce nouveau poste n’a jamais été créé, et son ancienne charge de travail a dû être assumée par son collègue. »
Des drames ont déjà lieu, la maltraitance et le déni persistent. Dans la salle, les réactions ne manquent pas, les uns signalant par exemple que certains départements (Lot-et-Garonne, Tarn) n’ont plus de médecin du travail, juste des infirmières spécialisées dépourvues de tout pouvoir juridique ; d’autres regrettant que les soignants aient « raté le coche » d’une meilleure reconnaissance au moment du Covid et fustigeant le management toxique et des termes tels que « qualité de vie au travail » ou « troubles psychosociaux », qui déplacent les problèmes pour ne pas avoir à les régler. Chacun se demande comment sortir les services de santé au travail de leur isolement et mettre en commun les connaissances syndicales et médicales sur les réalités du travail pour mieux défendre son travail et sa santé. Conclusion provisoire d’Alain Carré, fier d’être médecin du travail et syndicaliste : « Nous ne sommes pas des sous-médecins, bien au contraire. Le travail, c’est au moins un tiers de la vie, comment la médecine de soins pourrait-elle ne pas le prendre en compte ? Quand je suis confronté à une souffrance individuelle au travail, je soutiens mon patient, mais je réfléchis aussi en termes de collectif, parce que c’est le travail ou son organisation qui pose problème, et je m’adresse à l’employeur, responsable de la santé du personnel, pour que la situation change. Nous avons au sein de la CGT un collectif des personnels de santé au travail et un collectif de médecins, autant de passerelles pour mieux échanger avec les autres soignants. Et pour construire des leviers d’action en commun. » À suivre.
Valérie Géraud
1. Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres et techniciens de la fédération CGT de la santé et de l’action sociale. 2. Les tableaux seront mis en ligne sur le site de l’Ufmict.
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