Rencontres d’Options -
Rencontres d’Options (2/3) : télétravail, flex-office et progrès social : une équation insoluble ?
Parce qu’elles impactent les espaces, les temps et l’activité, les organisations hybrides du travail ont des conséquences à la fois sur les conditions de travail et sur la santé. La deuxième table ronde des Rencontres d’Options s’interroge sur les risques pour les salariés.
Parce qu’elles impactent les espaces, les temps et l’activité, les organisations hybrides du travail ont des conséquences à la fois sur les conditions de travail et sur la santé. La deuxième table ronde des Rencontres d’Options s’interroge sur les risques pour les salariés.
Dorénavant, l’expansion du télétravail se conjugue avec une nouvelle organisation des espaces dans les entreprises : le flex-office, un système dans lequel les postes ne sont plus nominatifs mais attribués quotidiennement aux salariés en open-space. Pour l’entreprise ou l’administration, au nombre de jours télétravaillés chaque semaine correspond un taux de partage des postes sur site. C’est par ce thème que s’ouvre la deuxième table ronde des Rencontres d’Options. Selon Nicolas Cochard, directeur recherche et développement du groupe immobilier Kardham, le ratio de huit postes pour dix emplois est descendu à sept depuis la crise sanitaire et la massification du télétravail.
« Les locaux représentent le deuxième poste de dépense des entreprises », précise Jean-Claude Delgènes, consultant en organisation du travail et fondateur du cabinet Technologia. « La tendance, c’est la réduction des surfaces, avec un pouvoir des directions financières qui sont donneuses d’ordres aux directions immobilières, poursuit Nicolas Cochard. Ensuite, les cabinets comme le mien agissent dans le cadre décidé par les directions financières. Beaucoup de projets de flex-office ne réduisent pas les surfaces, mais réallouent les surfaces : c’est là qu’on entre dans le vif du sujet : puisque les salariés fréquentent moins leur lieu de travail et que cette fréquentation a une motivation davantage sociale, les aménagements donnent la part belle à leur vocation sociale. »
Le télétravail se massifie depuis 2020
Selon les données Insee de 2021, le télétravail – auquel ont recours 22 % de l’ensemble des salariés – concerne en effet plus de la moitié des cadres. En 2017, selon la Dares (1), seuls 3 % des salariés (et 11 % des cadres) télétravaillaient au moins un jour par semaine.
Le télétravail est utilisé principalement dans les entreprises de service (45 % des travailleurs) et dans les administrations publiques (un tiers des agents), et principalement en zone urbaine dense. Ainsi, en 2021, chaque semaine, en moyenne 56 % des salariés parisiens et 36 % des autres franciliens ont télétravaillé, pour seulement 10 % en zone très rurale.
Prudence, vigilance, exigence
Face à ce phénomène, Jean-Claude Delgènes recommande la prudence, la vigilance et l’exigence. « Le télétravail est une revendication des salariés, mais elle ne doit pas conduire à un désastre, insiste-t-il. Il s’accompagne de risques, par exemple la délocalisation, et pas seulement dans les grandes entreprises. » Il donne l’exemple d’une petite société de comptabilité dont le dirigeant a des origines marocaines ; après avoir passé le confinement dans son pays natal, il y a transféré sept emplois, soit la moitié de l’effectif.
En ce qui concerne les avantages du télétravail en termes de productivité, il estime qu’avec seulement deux ans de recul, il est trop tôt pour en mesurer les effets. « Les études montrent que le télétravail a une incidence importante sur les échanges informels, explique-t-il. L’intelligence collective fonctionne d’autant plus que les individus sont en présentiel. Le fait d’être seul chez soi, tout le temps, appauvrit. D’ailleurs, il faut noter un revirement de la position des Gafam (2) qui, aux États-Unis, ont observé une perte de création de valeur ajoutée. Selon la fondation Deniker, en France, 22 % des salariés peuvent aller vers un trouble psychosocial, et quand on est en flex-office, cela monte à 33 %. »
Un éclatement des collectifs de travail
Évoquant son intervention, à la demande des salariés de Suez, pour contrer l’Opa hostile de Veolia en 2021, Jean-Claude Delgènes pousse le raisonnement sur le terrain des luttes sociales. « Quand j’allais à la Défense, 10 % des salariés étaient présents, raconte-t-il. Quand vous voyez le délitement qu’organise le télétravail, il faut se demander comment on va s’organiser demain pour faire face. Il y aura un éclatement des collectifs. Comment le syndicalisme peut-il survivre dans ce milieu ? »
Un questionnement partagé par le témoignage de ce salarié de Nokia où, depuis le Covid, certains ne remettent plus jamais les pieds sur site : « En télétravail, quand la visio se déconnecte, on raccroche et c’est fini. Et puis, n’avons-nous pas un risque de devenir des travailleurs indépendants, voire des auto-entrepreneurs au point où nous en sommes ? » Ce salarié s’inquiète des intentions de son employeur, qui projette un déménagement et des bureaux en flex-office avec un taux de 0,4, c’est-à-dire une place pour 2,5 salariés. Chez Kardham, Nicolas Cochard assure avoir refusé une mission de conseil quand le client formule une telle demande.
Et l’égalité femmes-hommes ?
Depuis 2008, l’Association nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) développe une expertise sur l’égalité entre les femmes et les hommes et en particulier, depuis 2014, sur les conséquences du télétravail. « Comme toute nouvelle forme d’organisation, le télétravail peut renforcer des inégalités existantes ou en créer de nouvelles, mais, sous conditions, il peut être un levier », prévient Karine Babule, chargée de mission à l’Anact. Elle relève que les femmes mobilisent davantage le télétravail en situation de parentalité alors que, pour les hommes, cela tient davantage au secteur d’activité – commercial, informatique, etc. « La Dares commence à mettre en évidence les risques de l’isolement, de la surconnexion, des violences domestiques et des effets sur les parcours, du fait de l’éloignement dans une culture du présentéisme, estime-t-elle. Dans les faits, les femmes peuvent se trouver confrontées à des situations de travail dégradé. »
Emmanuelle Lavignac du bureau national de l’Ugict-Cgt abonde : « Le télétravail ne réduit pas les charges familiales, au contraire. Souvent, les femmes en télétravail ne prennent pas de pause entre midi et deux. Pour elles, la vie privée, c’est majoritairement la charge familiale. »
Quelques préconisations
« Avant de diaboliser ou d’encenser la technologie, il faut se dire que nous sommes dans une période d’adaptation », avertit Emmanuelle Lavignac. Pour Nicolas Cochard, l’employeur qui opte pour le flex-office doit tenir ses promesses par un management fondé sur l’autonomie et la confiance. Quant aux recommandations de Jean-Claude Delgènes, elles insistent sur l’encadrement des pratiques : outre le recours à un expert en cas de projet de flex-office, cet encadrement suppose de restreindre le télétravail à une ou deux journées par semaine, de limiter la taille des bureaux collectifs à quatre ou cinq personnes. Et surtout : de ne pas généraliser le flex-office.
Stéphanie Stoll
Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail.
Gafam : acronyme de Google Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, les cinq premières entreprises de l’économie numérique.
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