Le service public de proximité, plus qu’une éthique, un impératif démocratique
Exercer ses fonctions sans heurter ses convictions, ni la culture de service public ? L’Ufict-Cgt des Services publics en débat avec des cadres de direction d’Île-de-France.
Exercer ses fonctions sans heurter ses convictions, ni la culture de service public ? L’Ufict-Cgt des Services publics en débat avec des cadres de direction d’Île-de-France.
« Face aux contraintes qui pèsent sur les collectivités, et compte tenu des valeurs spécifiques du service public, comment les cadres supérieurs font-ils face aux contradictions et envisagent-ils l’avenir du service public local ? » : c’est autour de ces défis que, à l’invitation de l’Ufict-Cgt des Services publics, des cadres supérieurs d’Île-de-France ont échangé mi-novembre.
Le contexte n’incite pas à la sérénité, comme l’a rappelé Jésus De Carlos, codirigeant de l’Ufict : « La fragilisation et la réduction de l’emploi comme des dépenses publics, le manque d’autonomie des collectivités locales, la remise en cause de la protection sociale et, au sein de la Fonction publique, des droits de représentation et d’expression des agents, ont rendus plus complexes notre travail et notre mission d’offrir aux usagers les services qui leur sont dus. »
À n’en pas douter, en se syndiquant à la Cgt, un cadre supérieur de la Fonction publique exprime son attachement à certaines valeurs, à commencer par le triptyque « liberté, égalité, fraternité ». Mais, comme ils et elles en témoignent, toutes catégories confondues, les agents sont heurtés par le délitement des politiques publiques, et par les dérives d’un management dont le seul souci est d’imposer une gestion à court terme visant à limiter les dépenses, quitte à proposer des services insuffisants et dégradés. Et même si la pandémie a souligné à quel point les services publics de proximité ont œuvré à la solidarité quand il n’y avait plus grand monde en première ligne, le retour de l’austérité inquiète.
« Si on n’est plus que des exécutants, pourquoi y aurait-il des cadres ? »
Les besoins des populations demeurent, et pas seulement dans les petites communes. Redéfinir et redimensionner l’action publique face aux enjeux climatiques est également urgent. Garantir un « service public de qualité », basé sur la justice sociale et fiscale, reste un objectif fondateur du sens que les agents publics, jusqu’aux cadres supérieurs, donnent à leur mission : « Comment sortir de la seule gestion de crise, de la sinistrose, comment relever la tête, réenchanter le réel, faire de l’action publique autre chose que du bricolage ? Comment manager sans se sentir comme face au mur des lamentations, construire des projets qui inscrivent nos collectivités dans des transitions nécessaires, mettre en œuvre les compétences, motiver et organiser les équipes ? Et comment maintenir la relation avec les usagers ? »
Le conflit entre valeurs et contraintes traverse toutes les problématiques. Et les cadres se sentent parfois impuissants, dépossédés de leur expertise, de leur capacité à prendre des initiatives et des décisions : « Si pour nos directions, on n’est plus que des exécutants, pourquoi y aurait-il des cadres ? » souligne l’un d’eux. « Notre travail ne se résume pas non plus à la seule gestion comptable », déplore un autre.
L’externalisation et la sous-traitance, fausses solutions
Une collègue lui rétorque qu’il leur faut justement tout faire pour montrer qu’ils sont en capacité d’innover, de faire des propositions. Par exemple en démontrant que, sur le long terme, l’externalisation et la sous-traitance de compétences ou de services n’est pas la meilleure solution pour l’égalité et la démocratie. « Même sur des services techniques, comme le nettoyage, la maintenance, les transports, l’urbanisme, c’est discutable à moyen terme. Alors que dire des services à la personne, de l’accueil et de l’aide sociale ? Mais les élus se prononcent en fonction de la durée de leur mandat. »
Claire Lemercier, historienne, directrice de recherche au Cnrs, confirme un état d’esprit partagé, à l’issue d’une longue enquête toujours en cours d’un collectif de chercheurs, qui a fait l’objet d’un premier ouvrage (1), La Valeur du service public : « Nous voulions l’intituler Qui veut la peau des services publics ? et le construire comme une enquête policière. Scènes de crime (massacre à la modernisation et new public management), enquête sur les armes du crime (la comptabilité, le langage), les coupables (des choix de court terme qui imposent une certaine utilisation des outils de la comptabilité publique, rarement dans le sens de l’intérêt général), mais aussi des gestionnaires interchangeables, pas toujours fins connaisseurs des problématiques propres à chaque situation, et les mercenaires envoyés par les cabinets d’expertise, qui proposent des solutions hors sol. Les victimes : les usagers mais aussi les agents, maltraités et dont le travail perd une grande partie de ce qui en faisait la richesse et le moteur. »
Les participants en témoignent : il leur est encore possible d’initier des projets, de recréer des lieux accueillants, ouverts à toute la population, non stigmatisants pour ceux qui viennent chercher de l’aide – à la Caisse d’allocations familiales par exemple. Instaurer la gratuité de certains services culturels, sportifs, de transports, pour réaffirmer que chacun pourra y accéder quels que soient ses moyens. Valoriser la consultation de la population sur les besoins et la satisfaction vis-à-vis des services publics. Et en interne, subvertir les injonctions au reporting en valorisant d’autres indicateurs que ceux imposés par les directions.
Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), souligne en écho que c’est tout l’intérêt de la politique d’essayer de mettre en œuvre des synergies, de porter des projets émancipateurs, avec et pour l’ensemble d’une population. Pour lui, les cadres municipaux se doivent d’être un point d’appui, une aide à la décision dans ce sens : « On les embauche aussi pour cela, se confronter à la population et proposer des solutions ; c’est ce que nous avons fait pour aider les gens à s’organiser, à être solidaires pendant la pandémie, en proposant des distributions alimentaires notamment, avec nos fonctionnaires mais aussi 400 bénévoles parmi les citoyens de la commune, et encore aujourd’hui, autant d’étudiants à la fois aidants et aidés. »
Directeur d’hôpital un jour, ambassadeur au Vietnam le lendemain ?
Les cadres présents soulignent cependant que la volonté politique de former des « élites interchangeables » et d’instaurer un management désincarné reste forte. Elle s’impose en particulier dans la réforme sur le corps unique de la haute fonction publique : « Il y a fort à craindre qu’à défaut de réaffirmer l’attachement au service public, cette réforme en efface les spécificités. Et qu’elle se traduise par un dénigrement accru des métiers, des identités professionnelles et engendre beaucoup de souffrance », signalent plusieurs d’entre eux. « On ne veut pas de collègues mercenaires interchangeables, d’un directeur d’hôpital qui quelques mois plus tard pourra être nommé ambassadeur au Vietnam. […] On ne veut pas plus que nos services soient démantelés parce qu’un expert rapace a estimé que telle start-up pourrait proposer moins cher tel service. »
Florence Baco-Ambrass, directrice générale des services de Palaiseau (Essonne), vice-présidente du Syndicat national des directeurs généraux des collectivités territoriales, assure que le contrat social avec les populations tient toujours, et qu’en interne, un « encadrement émancipateur » est toujours réalisable, même s’il devient plus difficile de dépasser le rôle de gestionnaire ou de résister à l’instrumentalisation des politiques menées au jour le jour. Elle croit aux vertus de l’horizontalité, du dialogue entre agents et entre équipes, à la transversalité des échanges et des compétences quand il s’agit de résoudre des problèmes, qu’ils touchent à la gestion des compétences et du travail, ou à la relation aux usagers. Elle croit au service public et à ses responsables comme animateurs de « laboratoire d’idées ».Redonner de la parole et du pouvoir aux agents comme aux encadrants, évaluer la « performance » à l’efficacité sociale pour redonner tout son sens à leur travail, c’est résolument ce à quoi aspirent les cadres syndiqués à l’Ufict.
Valérie Géraud
1. Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La Valeur du service public, La Découverte, 2021, 476 pages, 22 euros. Ce travail a été soutenu financièrement par les fédérations de la Cgt investies dans les trois fonctions publiques. Les auteurs appellent à de nouveaux témoignages sur Vivelesservicespublics.org.
Ce site utilise des cookies pour améliorer votre expérience lorsque vous naviguez sur le site web. Parmi ces cookies, les cookies classés comme nécessaires sont stockés sur votre navigateur car ils sont essentiels au fonctionnement de fonctionnalité...
Les cookies nécessaires sont absolument essentiels pour que le site web fonctionne correctement. Cette catégorie ne contient que des cookies qui garantissent les fonctionnalités de base et les fonctionnalités de sécurité du site web.
Ces cookies ne stockent aucune information personnelle.
Les cookies déposés via les services de partage de vidéo ont pour finalité de permettre à l’utilisateur de visionner directement sur le site le contenu multimédia.
Ces cookies nous permettent d’obtenir des statistiques de fréquentation de notre site (ex : nombre de visites, pages les plus consultées, etc.).
Toutes les informations recueillies par ces cookies sont anonymes.