Formation professionnelle : le mirage de la « liberté de choisir son avenir professionnel »
L’apprentissage qui s’installe, le Cpf qui s’envole… Six ans après le lancement d’une vaste réforme, où en est la formation professionnelle ? Il faut veiller à ce qu’elle reste un droit individuel, non conditionné au bon-vouloir des entreprises.
Avec la« loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel » adoptée en septembre 2018, le gouvernement engageait une profonde réforme de la formation professionnelle. Au centre du projet, l’apprentissage devait profiter de l’assouplissement de ses règles puis, en juillet 2020, de la création d’une aide exceptionnelle à l’embauche, « à la fois généreuse et non ciblée », selon une étude de Bruno Coquet, chercheur associé de l’Ofce-Sciences Po (1).
Depuis, elle a été transformée en une aide unique à l’embauche de 6 000 euros, toujours sans critère, avec un objectif fixé par le président de la République : atteindre un million de nouveaux contrats d’apprentissage par an à partir de 2027. En 2023, on en était déjà à 852 235, soit 531 000 de plus qu’en 2018. L’objectif pourrait donc être atteint. D’autant que cette politique a eu pour effet de redorer l’image de la formation en alternance dans l’opinion publique.
Un effet d’aubaine
Un bon point pour la réforme, donc. Mais on ne peut pas s’en contenter, estime Sandrine Mourey, membre du bureau confédéral Cgt, chargée du dossier, qui constate que « l’apprentissage est majoritairement utilisé par des étudiants en études supérieures et par les grandes entreprises. Soit l’inverse des cibles prioritaires… »La Dares évalue à 61 % la part des contrats signés en 2023 en vue d’un niveau bac + 2 et au-delà. L’Ofce, de son côté, note que les 15-29 ans ni étudiants, ni en emploi, ni en formation (2) n’ont pas particulièrement profité de la dynamique : ils sont aussi nombreux qu’en 2019.
Autre écueil : les entreprises ne conservent pas les apprentis dans leur effectif, selon Sandrine Mourey. Au final, « en l’absence de critères d’accès et de contreparties, le développement de l’apprentissage est porté en grande partie par un effet d’aubaine », estime Corinne Savart-Debergue, conseillère confédérale. Sans compter qu’en libéralisant le secteur, la réforme a permis aux grosses entreprises et regroupements de créer leurs propres centres de formation des apprentis (Cfa), leur permettant de former à leur main des jeunes dont l’embauche a été subventionnée, tout en percevant les subventions dues aux Cfa.
Un pognon de dingue
Pour atteindre l’objectif présidentiel, le gouvernement a mis le paquet. « La dépense nationale pour l’apprentissage serait de 24,9 milliards d’euros fin 2023, soit 26 000 euros par apprenti, environ deux fois plus que ce qui est consacré pour chaque étudiant du supérieur », évalue l’Ofce en prenant en compte des dépenses directes ou indirectes engagées au-delà du seul budget de France compétences. Cette autorité nationale, créée en 2018 pour organiser et financer la formation professionnelle et l’apprentissage, bénéficie en 2024 d’un budget de 14,675 milliards d’euros (déficitaire cette année encore) issu de la contribution des entreprises et de plus de 2 milliards d’aide « exceptionnelle » – mais récurrente – de l’État. Sur cette somme, 10,197 milliards d’euros sont fléchés vers l’alternance.
« Les deux tiers de la contribution des entreprises à la formation professionnelle partent dans l’alternance, alors qu’en réalité, elle ne devrait capter que 40 % de cette ressource », relève Corine Savart-Debergue.C’est France compétences, et non plus les opérateurs de compétences (Opco, nouveau nom des Opca, gérés par les partenaires sociaux), qui détermine l’utilisation des cotisations des entreprises. « Mais les syndicats de salariés et d’employeurs, ainsi que les régions, pèsent moins de 50 % de son conseil d’administration. » C’est un autre effet de la réforme : les partenaires sociaux ont perdu la gouvernance de la politique de formation professionnelle.
Le Cpf, un joli succès numérique
Quoi qu’il en soit, cela n’a pas empêché le compte personnel de formation (Cpf) de prendre son envol. Sa monétisation et la création d’une plateforme d’utilisation directe, sans l’intermédiaire des Opco, devaient à partir de novembre 2019 contribuer à son développement. Et c’est plutôt un succès, de l’avis de Damien Brochier : « Début 2022, selon le baromètre de CentreInffo, plus de 70 % des actifs déclaraient “bien connaître” le dispositif. De 2020 à 2023, plus 7 millions d’actifs ont mobilisé leur Cpf. Même si on peut expliquer en partie cette notoriété par la vague de démarchages plus ou moins réguliers des premières années, ça reste du jamais vu. »
En outre, depuis sa refonte, le Cpf est bien utilisé par les salariés peu ou pas qualifiés. Selon la Dares, malgré une baisse en 2023, les individus ayant un niveau d’études inférieur au bac sont surreprésentés parmi les utilisateurs du Cpf. Mais cela pourrait changer avec la participation forfaitaire de 100 euros imposée depuis le 1er mai 2024 pour des motifs économiques. Elle va affecter particulièrement les salariés à petits revenus… sauf à trouver des cofinancements.
« L’adéquationnisme » : au bon-vouloir du patronat
« Pour l’instant, il y a peu de cas, constate Damien Brochet, mais, techniquement, la Caisse des dépôts, qui s’occupe de la “tuyauterie” du Cpf, a créé les conditions pour que, en vue d’une formation, les Cpf puissent être abondés par l’employeur, une Région, un Opco, une branche. » La codécision avec l’entreprise en particulier, permet au salarié de se former sur son temps de travail et de conserver son salaire, ce que ne garantit pas, en soi, le dispositif du Cpf. L’idée est séduisante, d’autant que les études montrent une corrélation entre taux d’abandon et suivi des formations sur le temps personnel. Mais elle est aussi dangereuse, selon Sandrine Mourey : « Si l’entreprise peut mettre son nez dans les choix de formation des salariés, c’est la nature-même du Cpf, en tant que droit individuel, qui est remise en question. Mais cela répond à l’adéquationnisme réclamé par le patronat : ne former les gens qu’en fonction des besoins de main d’œuvre et de compétences des entreprises. »
Cette tendance n’est pas démentie par le faible investissement dans la transition professionnelle (héritière du « congé individuel de formation »), seul dispositif encore à la main des salariés pour changer de métier. Son petit budget a été raboté en plein exercice 2024. « Cela pousse à prioriser les projets de reconversion dans les métiers en tension », regrette Sandrine Mourey. Quant au Conseil en évolution professionnelle (Cep) qui offre un accompagnement à l’extérieur de l’entreprise, il reste lui aussi sous-doté et insuffisamment promu. On est donc encore loin de la « liberté de choisir son avenir professionnel » revendiquée par la loi de 2018.
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