Santé et action sociale (3/3) – Santé au travail : un bien commun à (re)construire

Comment, sur le terrain, syndicats et médecins du travail peuvent-ils travailler pour réduire l’impact du travail sur la santé ? Complexes, les pratiques se heurtent à la stratégie de destruction de la médecine du travail et à sa perte d’indépendance, sur fond d’assèchement des effectifs. Au mépris de la prévention primaire.

Édition 060 de fin novembre 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
L’activité de l’hôpital est enfermée dans une logique marchande qui dégrade la santé des personnels et freine les investissements nécessaires.© IP3 PRESS/MAXPPP

Campant la réalité de la dégradation des conditions de travail et des atteintes à la santé des personnels, les témoignages, sur fond de logique austéritaire, sont saisissants. Celui de Marie-France Boudret, trente-trois ans de carrière dans le même Ehpad public, ouvre la troisième table ronde des journées d’études de l’Ufmict-CGT. Son parcours professionnel – elle fut d’abord agente de service hospitalier (ASH), avant de devenir aide-soignante, puis infirmière – force le respect et lui donne la légitimité pour qualifier l’évolution de ses conditions de travail, dont elle a pu observer et vivre la dégradation au fil du temps. « Faute de matériels adaptés pour pouvoir prendre en charge des patients lourds et très dépendants, les agents qui ont débuté en même temps que moi sont aujourd’hui “cassés” et souffrent de troubles musculosquelettiques, de tendinites, de problèmes de dos… Trente ans plus tard, ce n’est plus le matériel qui manque, mais les effectifs et le temps pour les utiliser. Il faut aller au plus vite pour avancer dans son travail », au détriment, toujours, de la santé physique comme psychique.

Dans l’Ehpad où travaille l’infirmière, les soignants sont ainsi en grande difficulté. L’établissement ne compte pourtant qu’un médecin du travail, présent un seul jour par semaine et « pas très à l’écoute du personnel ». La table ronde –sur le thème« Médecins du travail et syndicats  : pratiques de contre-pouvoirs »– entre ainsi dans le vif de son sujet, alimentée par de nombreuses expériences vécues et extrêmement diverses. Dans un établissement de l’AP-HP, c’est un médecin du travail qui « fait le boulot », mais se trouve aussitôt « rappelé à l’ordre au motif qu’il va trop loin dans son engagement ». Dans un hôpital du Cher, département frappé par la désertification médicale, c’est une absence totale de médecins du travail qui est décrite, avec des directions qui font le choix de faire appel à des prestataires…

Arrêts maladie, disponibilités d’office, puis retraite

Portée par les employeurs comme par l’État, l’entreprise de destruction méthodique de la médecine du travail est engagée depuis plusieurs décennies. Médecin du travail, Alain Carré en repère les phases successives  : d’abord l’assèchement des effectifs, puis le transfert des missions à des services de santé au travail, lesquels sont sous contrôle des employeurs et chargés de les aider à rédiger le document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp).

Les infirmières en santé au travail, à qui de nouvelles tâches ont été confiées pour parer au déficit de médecins, ne sont toujours pas protégées par la loi, ce qui les expose aux pressions, voire aux représailles. Éric Tron de Bouchony, médecin Ufmict, resitue cette réalité dans le mouvement d’externalisation et de perte d’indépendance des unités de santé au travail, accentué dans le contexte d’urgence sanitaire de 2020. En affaiblissant notamment la prévention, la loi santé au travail de 2021, faisant suite au rapport « Lecoq », a fait le reste.

«  Tout le monde est d’accord pour en finir avec la médecine du travail, affirme Alain Carré. On va donc substituer au médecin du travail un certain nombre d’organismes qui vont se charger à leur place de la mission d’ordre public social. En organisant la pénurie de moyens, on va, dans un deuxième temps, diminuer les possibilités de formation médicale. Les conditions de travail des professionnels se dégradant, de moins en moins d’étudiants se dirigeront vers la médecine du travail.  » Troisième temps enfin, l’application aux médecins des techniques managériales  : intensification, individualisation, intériorisation des objectifs du management.

«  Cela conduit, poursuit le médecin, à une sorte de tri entre les travailleurs et les travailleuses, destiné à pousser les “inemployables” hors du milieu du travail. Nous nous trouvons bien dans une situation relevant de la sélection médicale de la main-d’œuvre.  » Le raisonnement, implacable, est illustré par une série d’interventions sur les situations vécues notamment par celles et ceux qui «  sont au bout du bout  » et pour lesquels «  rien n’est fait, individuellement et collectivement, pour anticiper les fins de carrière  », alerte un ingénieur ergonome, retraité d’un établissement de l’AP-HP. Le parcours est alors toujours le même  : arrêt maladie, puis disponibilité d’office, puis retraite. D’autres dénoncent des stratégies de détournement de la réglementation, comme la mise en arrêt et non en accident du travail d’un agent pris en charge en réanimation après une chute dans un escalier. Tous et toutes témoignent de personnels «  fracassés  » physiquement et psychologiquement.

Au cœur du réacteur  : le management pathogène

Fracassés, beaucoup le sont au CHU de Toulouse. En 2016, quatre suicides en 18 jours ont profondément marqué le personnel. Chaque année, 800 accidents du travail en moyenne sont à déplorer. Secrétaire CGT du CHU de Toulouse, Julien Terrié propose de prendre le problème à la source, en s’attaquant, en prévention primaire, au risque principal  : la violence managériale. Plusieurs cas concrets aident à en prendre la mesure  : ici, une infirmière en burn-out, radiée pour abandon de poste  ; là, l’organisation d’une confrontation entre un agresseur et une agressée, harcelée sexuellement. Depuis 2010, vingt expertises pour risques graves ont été engagées. Retardée à plusieurs reprises par des procédures-bâillons, la dernière a ciblé le management pathogène et ses effets, sur fond de moyens faméliques alloués à la médecine du travail  : 2,8 professionnels en équivalent temps plein pour 16 000 agents, contre 16 recommandés par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).

Basé sur l’analyse de 3 300 réponses à un questionnaire, d’une étude documentaire et d’entretiens, le rapport d’expertise (1) a été finalisé au printemps dernier. Rappelant à l’employeur sa responsabilité en matière de santé et de sécurité, il fait état d’une situation alarmante. États de santé dégradés, dépressions légères à sévères… «  tous les indicateurs sont au rouge  », alerte Julien Terrié. Plusieurs chiffres sont ainsi saisissants  : 83  % des agents du CHU trouvent que leur charge de travail est trop importante en raison, pour beaucoup (45  %), du manque de personnel. Près de quatre agents sur dix déclarent travailler plus que le temps prévu, dans un contexte où de nombreux services fonctionnent en journées de 12 heures  ; 35  % jugent qu’ils ont, du fait du travail, une indisponibilité vis-à-vis de leurs proches et dénoncent le manque de repos. Une majorité, enfin, affirme manquer de soutien. Le rapport pointe ainsi «  un niveau d’inaction coupable  » de la part de la direction, résume Julien Terrié, qui rejoint le médecin du travail dans son analyse d’une sélection de la main-d’œuvre qui ne dit pas son nom. Des pratiques de «  mobbing  » sont relevées, stratégies de harcèlement visant à pousser vers la sortie les agents «  non productifs  ».

Rendre visibles les risques et les dangers pour la santé

Comment va votre travail  ? C’est pourtant par ces mots que devrait commencer toute consultation de médecine du travail, affirme Alain Carré, coauteur avec Dominique Huez de La Clinique médicale du travail – Contribution de l’association Santé et Médecine du travail à la formation et à l’exercice de la médecine du travail (2). Il précise  : «  Notre rôle est d’explorer ce qu’est le travail réel. Il faut arriver à comprendre ce qui se passe pour chacune et chacun, parvenir à créer une confiance telle que le salarié ou la salariée va expliquer comment il travaillait avant, comment il travaille maintenant, comment il voudrait travailler.  » Dans tous les cas, l’exercice de la médecine du travail est, par définition, sous pression. Il impose de suivre trois étapes distinctes  : repérer les dangers et les risques pour la santé dans le travail  ; regarder si ces dangers ou ces risques ont des effets  ; enfin les rendre visibles. «  C’est un travail réellement militant qui va permette de bâtir une prévention primaire pour l’ensemble des personnes exposées à ces risques. Ensuite, aux syndicats de négocier  !  »

Mais sur le terrain, les syndicats souffrent d’un manque de moyens et, pour certains, d’un certain isolement, qu’il est possible de rompre en se tournant vers les organisations, dont les Unions syndicales départementales (USD) santé et action sociale, pour traiter des situations de maladies professionnelles, d’accidents du travail ou d’imputabilité médicale. Les syndicats aspirent aussi à un partage d’expériences et font preuve d’une grande détermination à trouver des solutions. Par exemple, en prenant appui sur la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, qui a notamment créé la période de préparation au reclassement (PPR)  : elle est de droit, dès lors que l’état de santé de l’agent, sans lui interdire de travailler, ne lui permet plus d’exercer les fonctions correspondant à son emploi. Mais comme tout droit, il faut se battre pour l’obtenir, montrent les débats. D’autres pistes sont évoquées, tout particulièrement celles liées à la formation, à tous les niveaux  : formation à l’ergonomie dès les études d’infirmières, formation syndicale, formation à la prévention des risques psychosociaux des directeurs et directrices d’établissement comme des cadres supérieurs.

Remettre en cause la tarification à l’activité

Cette formation est précisément l’une des recommandations votées par les syndicats CGT, CFDT et SUD du CHU de Toulouse, après la remise du rapport d’expertise, aux côtés d’autres mesures d’urgence, comme l’organisation d’une grande campagne de prévention du suicide, des embauches, l’arrêt des plannings ingérables et le respect des instances. Un début  : «  Il faut revenir sur la tarification à l’activité qui enferme l’hôpital dans une logique marchande, sans prise en compte des nécessaires investissements hospitaliers, ce qui nous oblige à emprunter sur les marchés financiers et creuse l’endettement des établissements  », souligne Julien Terrié. Il avance plusieurs revendications, dont la création d’une commission d’enquête sur le management pathogène hospitalier, la fin de la taxe sur les salaires (5 milliards d’euros à l’échelle nationale) et le rétablissement des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) avec droit de véto sur les organisations. Secrétaire générale adjointe de l’Ufmict-CGT, Ophélie Labelle conclut en mettant en évidence les effets délétères provoqués par le néolibéralisme et le nouveau management public, dont les outils déshumanisent la prise en charge de toutes et tous  : «  La santé au travail est un bien commun, nous devons la défendre  !  », souligne-t-elle.

Christine Labbe

(1) Disponible sur cgtchutoulouse.fr

(2) Octarès Éditions. Association Santé et médecine du travail