Revalorisation salariale pour les métiers féminisés : pourquoi comparer sages-femmes et ingénieurs hospitaliers ?

Si le concept de comparaison d’emplois de « valeur égale » est reconnu au Québec, il l’est moins en France. Une recherche de l’Ires utilise cette méthode, en analysant notamment deux professions de niveau Bac+5 exerçant dans le même centre hospitalier.

Édition 040 de fin novembre 2023 [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
En fin de carrière, l’écart de rémunération s’établit entre 480 et 1000 euros en faveur des ingénieurs. © PhotoPQR / Le Parisien / MaxPPP

Après avoir organisé la vaste consultation en ligne « Mon travail le vaut bien » et estimé le nombre de créations d’emplois nécessaires dans le secteur du soin et du lien, l’enquête collective de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) « Investir dans le secteur du soin et du lien aux autres : un enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes » s’est attachée à appliquer la méthode québécoise de comparaison des emplois « de valeur égale » à trois emplois féminisés. Cette partie de l’étude était présentée par sa coordinatrice, l’économiste Rachel Silvera, le 9 novembre 2023 au Conseil économique, social et environnemental (Cese), lors d’une journée organisée par la Cgt et l’Ires.

À partir d’entretiens approfondis, d’analyses des fiches de poste, de bulletins de paie et de grilles de rémunérations, l’étude établit des comparaisons entre la profession d’assistante de service social et celle de technicien, entre aides-soignantes et ouvriers, et enfin sage-femme et ingénieur hospitalier. C’est sur ce dernier cas – deux professions de niveau bac+5 exerçant dans un même centre hospitalier – que Rachel Silvera a concentré son intervention au Cese, pour permettre à l’auditoire de mesurer l’intérêt d’une telle approche. 

Qualifications, responsabilité, contraintes

Si le diplôme est réglementé pour les sages-femmes, les ingénieurs sont le plus souvent titulaires d’un diplôme universitaire. En plus de la technicité propre à chacun de ces deux métiers, les sages-femmes doivent faire preuve de compétences relationnelles, tandis que les ingénieurs sont amenés à se mobiliser dans un temps réduit pour gérer les imprévus. La responsabilité hiérarchique des ingénieurs est « surévaluée » dans l’estimation de la valeur de leur travail, explique Rachel Silvera : ils n’encadrent pas toujours des techniciens et des ouvriers. À l’inverse, les sages-femmes assument des responsabilités hiérarchiques informelles en encadrant étudiants, infirmières, aides-soignantes. Très autonomes dans leur travail, elles décident quand appeler le médecin et sont responsables pénalement. Pour chaque accouchement, elles ont la responsabilité de deux vies humaines. 

Les deux corps de métier ont en commun de devoir gérer des interruptions permanentes. Les sages-femmes doivent assumer de fortes contraintes organisationnelles, d’ordre physique (posture, mal de dos…) et temporel (horaires décalés, amplitude horaire forte et dépassements fréquents). Leur charge émotionnelle est importante, par exemple dans la situation de bébés morts-nés. Les ingénieurs sont souvent au forfait, mais, sauf astreinte, ils ont des horaires de journée. Des logements de fonction peuvent être mis à leur disposition, ce qui n’est pas le cas des sages-femmes. 

L’écart de rémunération se creuse au fil de la carrière

Comment ces différentes caractéristiques se répercutent-elles sur le salaire des unes et des autres ? Si de récents rattrapages permettent un salaire d’embauche similaire, c’est au fil de la carrière que l’écart se creuse entre les deux corps de métier : la grille indiciaire des sages-femmes comprend seulement deux grades tandis que celle des ingénieurs en contient quatre.

Par ailleurs, le salaire des ingénieurs est complété par des primes de technicité, qui peuvent aller jusqu’à 45 % du traitement. En fin de grade 2, l’écart de rémunération est de 480 euros à 1 000 euros en faveur des ingénieurs. 

Loi québécoise sur l’équité salariale

Au Québec, la loi sur l’équité salariale date de 1997. Renforcée par des mesures incitatives en 2009, elle oblige les entreprises de plus de 10 salariés à établir des comparaisons entre les emplois majoritairement féminins et masculins et à corriger les écarts de salaire. Un rapport du ministère du Travail québécois indiquait en 2019 un taux d’application croissant  : la majorité des employeurs assujettis se trouvaient « en phase de maintien de l’équité salariale ». En effet, lorsqu’une démarche de ce type a lieu dans une entreprise, le maintien de la correction des écarts est ensuite vérifié tous les cinq ans. Pour évaluer les emplois, la loi québécoise préconise de « se référer à quatre grandes dimensions, soit les qualifications, les responsabilités, les efforts et les conditions de travail », explique Louise Boivin, consultante en équité salariale et autrice d’une thèse sur le sujet à l’université de Montréal. 

Si l’idée de comparaison d’emploi est ainsi particulièrement reconnue au Québec, elle l’est moins en France. Pourtant le Code du travail français stipule depuis 1983 que « tout employeur est tenu d’assurer, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes. » L’article L3221-4 précise même les critères de comparaison des emplois masculinisés et des emplois féminisés : « Sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse. »

Des actions de groupe et une directive européenne

Cette méthode peut s’appliquer à de nombreux métiers féminisés et permet de mesurer les écarts de reconnaissance professionnelle et salariale. En conclusion de sa présentation, Rachel Silvera décrit cette notion de « valeur égale des métiers » comme un « angle mort des politiques publiques ». La chercheuse esquisse aussi la possibilité d’actions de groupe auprès des tribunaux administratifs ou aux prud’hommes pour faire reconnaître ces discriminations des métiers féminisés, en établissant des comparaisons avec des emplois à prédominance masculine.

Elle considère comme une « nouvelle carte à jouer » la directive européenne du 10 mai 2023 « visant à renforcer l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les femmes et les hommes pour un même travail ou un travail de même valeur par la transparence des rémunérations et les mécanismes d’application du droit ». Il devra être transposé en droit interne au plus tard le 7 juin 2026. « Ce texte acte au niveau européen la notion de travail de valeur égale et permet aux femmes de connaître plus facilement la rémunération de leurs collègues », confirme Emmanuelle Lavignac, secrétaire nationale de l’Ugict, et membre de la commission égalité professionnelle du Haut Conseil à l’égalité (HCE).

Revoir les classifications au prisme du genre

En 2024, les conventions collectives vont être renégociées dans de nombreuses branches professionnelles. Les négociateurs sont tenus d’aborder certains thèmes, comme l’égalité entre les hommes et les femmes. Au cours de ces négociations sont définies les classifications, qui organisent les emplois selon le niveau de qualification requis ou les tâches confiées au salarié. À ces catégories correspondent des niveaux de rémunération. « Ces classifications comprennent des biais sexistes qui engendrent des inégalités, alerte Emmanuelle Lavignac. Pour atteindre l’objectif de “salaire égal pour des métiers de valeur égale”, il faut les revoir en valorisant des tâches qu’on ne considère pas comme techniques, leur donner une technicité. »

En 2015, le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (Csep, devenu aujourd’hui le Haut Conseil à l’égalité) avait réalisé un Guide pour la prise en compte de l’égalité entre les femmes et les hommes dans les systèmes de classification. Ce guide fait apparaître l’insuffisante prise en compte du « critère d’exigence relationnelle » y compris dans des métiers où il est pourtant central. La notion de technicité renvoie en général à l’utilisation de machines ou d’outils matériels, dans des métiers traditionnellement occupés par des hommes, alors que « d’autres savoir-faire mériteraient sans doute d’être mieux pris en compte tels que par exemple la patience, la disponibilité, l’écoute, l’attention portée à autrui, l’organisation et l’anticipation. » En effet, parce que souvent identifiées aux tâches effectuées par les femmes dans la sphère privée, ces savoir-faire « sont rarement valorisées comme de véritables techniques ». Encore une autre carte à jouer.

Lucie Tourette