Chronique juridique -  Forfait-jours : contrôles intenses aux niveaux national et européen

Le Comité européen des droits sociaux confirme la non-conformité persistante du système français du forfait-jours avec la Charte sociale européenne. De son côté, la chambre sociale de la Cour de cassation poursuit et intensifie son contrôle sur les dispositions des conventions collectives qui prévoient des forfaits-jours.

Édition 039 de mi-novembre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

Conclusions du Comité européen des droits sociaux

Dans ses «  Conclusions 2022  » portant sur la France, le Comité européen des droits sociaux s’est attaqué au forfait-jours en se référant à l’article 2, paragraphe 1 de la Charte sociale européenne.

«  Le Comité note qu’il a déjà considéré qu’en l’absence de limitations légales à la durée maximale autorisée du travail hebdomadaire dans le régime de forfait annuel en jours et indépendamment de l’obligation légale de l’employeur de surveiller la charge de travail, un contrôle a posteriori par un juge d’une convention de forfait en jours n’est pas suffisant pour garantir une durée raisonnable du travail (Cgt et Cfe-Cgc c. France, réclamation n°149/2017, décision sur le bien-fondé du 19 mai 2021, §143).

Le Comité a également considéré que les formules d’aménagement du temps de travail, tels que le régime de forfait annuel en jours, ne s’inscrivaient pas dans un cadre juridique précis offrant des garanties adéquates pour assurer une durée raisonnable du travail (Cgt et Cfe-Cgc c. France, op. cit., §154).

En l’absence de toute modification législative, le Comité considère que la situation de la France n’est pas conforme à l’article 2§1 de la Charte au motif que la durée du travail pour les salariés soumis au forfait annuel en jours est déraisonnable.

Le rapport indique que la Cour de cassation a apporté des clarifications afin de garantir le caractère raisonnable de la durée du travail des salariés soumis au forfait. Ainsi, en cas de litige, il incombe à l’employeur d’apporter la preuve qu’il ou elle a respecté les termes de l’accord collectif destinés à assurer la protection de la santé et de la sécurité des salariés soumis au forfait-jours (décisions du 19 décembre 2018 et du 17 février 2021). La Cour de cassation a également estimé qu’il est important d’assurer un suivi régulier du temps de travail des salariés sous contrat à durée déterminée, afin de pallier une durée du travail qui ne serait pas raisonnable (décisions du 6 novembre 2019 et du 24 mars 2021).  »

Conclusion  :

La situation de la France n’est pas conforme à l’article 2§1 de la Charte, aux motifs que :

  • la durée du travail pour les salariés soumis au forfait annuel en jours est déraisonnable.  »

Jurisprudence récente de la Cour de cassation

Dans tous ses arrêts portant sur les forfaits en jours, la Cour de cassation vise les mêmes dispositions  :

«  Vu l’alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne se référant à la Charte sociale européenne et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, l’article L. 212-15-3 du Code du travail, alors en vigueur, interprété à la lumière des articles 17, § 1, et 19 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 et de l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne  »

Et la Cour de cassation de conclure  :

«  Le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles.  »

«  Il résulte des articles susvisés de la directive de l’Union européenne que les États membres ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur.  »

«  Toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires.  »

Pour la Cour de cassation, deux nouvelles conventions collectives ne permettent pas de conclure des conventions individuelles de forfait-jours parce qu’elle ne garantissent pas la santé au travail.

  • La convention collective nationale du personnel des prestataires de services dans le domaine du secteur tertiaire (Soc. 5 juillet 2023, société Cf Management Holding)

«  En statuant ainsi, alors que l’article 2.8.3. de l’accord du 11 avril 2000 relatif à l’aménagement et à la réduction du temps de travail, attaché à la convention collective nationale du personnel des prestataires de services dans le domaine du secteur tertiaire du 13 août 1999, qui se borne à prévoir que

l’employeur est tenu de mettre en place des modalités de contrôle du nombre des journées ou demi-journées travaillées par l’établissement d’un document récapitulatif faisant en outre apparaître la qualification des jours de repos en repos hebdomadaire, congés payés, congés conventionnels ou jours de réduction du temps de travail, ce document pouvant être tenu par le salarié sous la responsabilité de l’employeur,

et que les cadres concernés par un forfait-jours bénéficient chaque année d’un entretien avec leur supérieur hiérarchique, au cours duquel il sera évoqué l’organisation du travail,

l’amplitude des journées d’activité et de la charge de travail en résultant, sans instituer de suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, n’est pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, ce dont il se déduisait que la convention de forfait en jours était nulle, la cour d’appel a violé les textes susvisés.  »

  • La convention collective du commerce et de la réparation de l’automobile, du cycle et du motocycle et des activités connexes (Soc. 5 juillet 2023, société Parc maintenance)

«  Pour débouter le salarié de sa demande tendant à ce qu’il soit jugé que la convention de forfait en jours était privée d’effet, l’arrêt retient que la convention collective du secteur de l’automobile prévoit un suivi effectif et régulier du salarié bénéficiant d’une convention de forfait en jours permettant d’assurer une durée raisonnable de son amplitude de travail et de préserver sa santé et sa sécurité.

En statuant ainsi, alors que les dispositions des articles 1.09 f et 4.06 de la convention collective du commerce et de la réparation de l’automobile, du cycle et du motocycle et des activités connexes, ainsi que du contrôle technique automobile du 15 janvier 1981, étendue par arrêté du 30 octobre 1981, dans leur rédaction issue de l’avenant du 3 juillet 2014, qui se bornent à prévoir  :

que la charge quotidienne de travail doit être répartie dans le temps de façon à assurer la compatibilité des responsabilités professionnelles avec la vie personnelle du salarié,

que les entreprises sont tenues d’assurer un suivi individuel régulier des salariés concernés et sont invitées à mettre en place des indicateurs appropriés de la charge de travail,

que compte tenu de la spécificité du dispositif des conventions de forfait en jours, le respect des dispositions contractuelles et légales sera assuré au moyen d’un système déclaratif, chaque salarié en forfait jours devant renseigner le document de suivi du forfait mis à sa disposition à cet effet,

que ce document de suivi du forfait fait apparaître le nombre et la date des journées travaillées ainsi que le positionnement et la qualification des jours non travaillés et rappelle la nécessité de respecter une amplitude et une charge de travail raisonnables,

que le salarié bénéficie, chaque année, d’un entretien avec son supérieur hiérarchique dont l’objectif est notamment de vérifier l’adéquation de la charge de travail au nombre de jours prévu par la convention de forfait et de mettre en œuvre les actions correctives en cas d’inadéquation avérée,

en ce qu’elles ne permettent pas à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié, ce dont elle aurait dû déduire que la convention de forfait en jours était nulle, la cour d’appel a violé les textes susvisés.  »