Chronique juridique -  Temps d’astreinte requalifié en temps de travail effectif

Comment mesurer, quantifier ? Question au cœur du droit du temps de travail. Le contentieux est en la matière très fourni. S’appuyant sur le droit de l’Union européenne, les textes et la jurisprudence, la Cour de cassation a rendu un arrêt important concernant la requalification du temps d’astreinte en temps de travail effectif.

Édition 028 de mi-avril 2023 [Sommaire]

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Les faits

M. K. a été engagé à compter du 12 décembre 1988 comme dépanneur par la société Garage du Poteau de Senlis dépannage, qui exerce une activité de dépannage de véhicules à la demande des particuliers, des professionnels ainsi que des compagnies d’assurance et d’assistance, et assure une permanence pour intervenir sur une portion délimitée d’autoroute.

Le 10 décembre 2015, le salarié a saisi la juridiction prud’homale de demandes en résiliation judiciaire du contrat de travail et en paiement de diverses sommes.

Le salarié a été licencié le 27 juin 2017.

La procédure

Le salarié avait été débouté de ses demandes par la cour d’appel.

Le salarié fait grief à l’arrêt de le débouter de toutes ses demandes et notamment de dommages-intérêts pour manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, au titre de la rupture brutale du contrat de travail, au titre du non-respect de la durée légale, au titre des heures supplémentaires outre congés payés afférents, au titre du repos compensateur, outre congés payés afférents, au titre du travail dissimulé, de nullité de son licenciement et de toutes les indemnités afférentes et subsidiairement de licenciement sans cause réelle et sérieuse et de toutes les indemnités afférentes

Ayant expressément retenu que le salarié, dépanneur autoroutier de la société, au cours des périodes dites d’«  astreinte  » litigieuses de quinze jours consécutifs, «  était tenu de se tenir en permanence ou à proximité immédiate des ou dans les locaux de l’entreprise, en dehors des heures et jours d’ouverture, afin de répondre sans délai à toute demande d’intervention » et qu’il était à cette fin muni d’un téléphone et intervenait à la demande d’un dispatcheur affecté à la réception continue des appels d’urgence, la cour d’appel conclut que « ces périodes étaient des astreintes et non pas des permanences constituant un temps de travail effectif »

La cour d’appel n’a nullement recherché ni apprécié, ainsi qu’elle y était pourtant invitée, si, au regard des sujétions auxquelles le salarié était effectivement soumis au cours des périodes litigieuses, ce dernier n’était pas en permanence à la disposition de son employeur et s’il pouvait ou non vaquer librement à ses occupations personnelles.

Elle n’a donc pas légalement justifié sa décision au regard des articles L 3121-5 du Code du travail dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, L 3121-9 dudit Code dans sa rédaction issue de cette loi et L 3121-1 du Code du travail.

La décision de la Cour de cassation

Un rappel  : selon l’article L. 3121-1 du Code du travail, «  la durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles  ».

Selon l’article L. 3121-5 du Code du travail, «  constitue au contraire une astreinte la période pendant laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition permanente et immédiate de l’employeur, doit être en mesure d’intervenir pour effectuer un travail au service de l’entreprise, la durée de cette intervention étant considérée comme un temps de travail effectif  ».

La Cour de justice de l’Union européenne (Cjue) juge que relève de la notion de «  temps de travail effectif  », au sens de la directive 2003/88, l’intégralité des périodes de garde, y compris celles sous régime d’astreinte, au cours desquelles les contraintes imposées au travailleur sont d’une nature telle qu’elles affectent objectivement et très significativement la faculté, pour ce dernier, de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts. Inversement, lorsque les contraintes imposées au travailleur au cours d’une période de garde déterminée n’atteignent pas un tel degré d’intensité et lui permettent de gérer son temps et de se consacrer à ses propres intérêts sans contraintes majeures, seul le temps lié à la prestation de travail qui est, le cas échéant, effectivement réalisée au cours d’une telle période constitue du «  temps de travail  », aux fins de l’application de la directive 2003/88 (Cjue, 9 mars 2021, C-344/19, D.J. c/ Radiotelevizija Slovenija, points 37 et 38).

Rappel de la décision de la cour d’appel

Pour débouter le salarié de ses demandes à titre d’heures supplémentaires, l’arrêt retient que, conformément aux dispositions de la convention collective applicable (Ccn du commerce et de la réparation de l’automobile du cycle, du motocycle et des activités connexes), les dépanneurs de la société étaient tenus de se tenir en permanence ou à proximité immédiate des ou dans les locaux de l’entreprise, en dehors des heures et jours d’ouverture, afin de répondre sans délai à toute demande d’intervention. L’arrêt ajoute qu’il était constitué des équipes de trois ou quatre dépanneurs, munis d’un téléphone qui intervenaient à la demande du dispatcheur, lequel contrairement aux autres salariés, était spécialement affecté à la réception continue des appels d’urgence. L’arrêt en déduit que ces périodes étaient des astreintes et non pas des permanences constituant un temps de travail effectif.

Critique de la décision de la cour d’appel par la Cour de cassation

En se déterminant ainsi, alors que le salarié invoquait le court délai d’intervention qui lui était imparti pour se rendre sur place après l’appel de l’usager, sans vérifier si le salarié avait été soumis, au cours de ses périodes d’astreinte, à des contraintes d’une intensité telle qu’elles avaient affecté, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels n’étaient pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles, la cour d’appel a privé sa décision de base légale (Cour de cassation, chambre sociale, 26 octobre 2022, M. K. c/ Garage du Poteau de Senlis dépannage).

La solution de la Cour de cassation

Quand le salarié est soumis, au cours de ses périodes d’astreinte, à des contraintes d’une intensité telle qu’elles affectent, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles, ces temps d’astreintes doivent être requalifiés en temps de travail effectif.

Sur la question de la rémunération des heures supplémentaires au regard d’un éventuel forfait, la Cour de cassation rappelle sa jurisprudence : « La seule fixation d’une rémunération forfaitaire, sans que soit déterminé le nombre d’heures supplémentaires inclus dans cette rémunération, ne permet pas de caractériser une convention de forfait. »