Alerte aux risques psychosociaux dans les stations du réseau France Bleu

Explosion du temps de travail, dégradations des conditions de travail, mise en danger de la santé… les élus des Cse du réseau radiophonique ont obtenu, au forceps, une expertise pour risques graves.

Édition 004 de fin février 2022 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Options - Le journal de l'Ugict-CGT
Les syndicats attendent de la direction un plan d’action à la hauteur de l’urgence. ©PHOTOPQR/LE PROGRES/Celik Erkul
Explosion du temps de travail, dégradation des conditions de travail, mise en danger de la santé… les élus des Cse du réseau radiophonique ont obtenu, au forceps, une expertise pour risques graves.

Il est des situations où il faut développer une énergie colossale pour tirer la sonnette d’alarme. C’est au prix d’une inébranlable ténacité que les cinq comités sociaux et économiques (Cse) de Radio France ont déclenché – et obtenu – une expertise pour risques graves dans l’ensemble des 44 stations du réseau local France Bleu. «  Il va y avoir une restitution de ce rapport le 14 mars, indique Manuel Houssais, secrétaire Cgt du Cse Est de Radio France et du Cse central de Radio France. Réunir les cinq Cse de Radio France, c’est unique dans les annales.  »

En décembre 2020, Radio France a missionné le cabinet Isast pour une expertise risques graves destinée à « apporter des éclaircissements sur les conditions de travail des salariés  », « expliciter les causes organisationnelles, humaines et techniques des risques psychosociaux identifiés  » et fournir des préconisations d’amélioration. De mars à avril 2021, une enquête de 85 questions, adressée à 1 847 salariés, a été renseignée par 1 042 personnes ; les résultats ont été analysés globalement, mais aussi par station et par métier ; à l’automne, 81 entretiens individuels ont permis d’affiner les résultats de l’approche quantitative.

Rapprochement avec France 3 et développement des contenus en ligne

Un premier état « de la gravité et du caractère massif des difficultés exposées par les salariés du réseau France Bleu  » a été dressé par Isast, devant le Cse central en décembre dernier. Le cabinet décrit comment les dysfonctionnements se combinent et sont renforcés par plusieurs facteurs aggravants, cet ensemble conduisant à « deux écarts majeurs avec les obligations légales », l’un porte sur la santé des salariés et le second conclut qu’une « partie du travail produit correspond (donc) à du travail dissimulé ». Cette situation percute la stratégie de France Bleu autour du développement des contenus en ligne et du rapprochement avec France 3. «  Pour nous, ce n’est pas une révélation, ajoute Manuel Houssais. Nous dénonçons sans relâche, depuis plusieurs années, ce qui est dans le rapport et, là, on le voit objectivé, noir sur blanc »

Une première expertise pour risques graves avait été obtenue par le Cse de France Bleu Sud Méditerranée et avait démarré dès décembre 2018. C’est en août et septembre 2019 que les quatre autres Cse de France Bleu prennent des délibérations similaires pour étendre l’expertise à tout le réseau. Las ! La direction de Radio France conteste en justice chaque délibération. «  La défense des salariés a été entendue et le juge a ordonné l’expertise  », estime Manuel Houssais. La négociation sur le périmètre de l’enquête n’aboutit qu’en décembre 2020 mais déclenche enfin l’expertise.

La forte participation donne une idée des attentes des salariés, quel que soit leur statut. Ils sont ainsi 56 % à répondre aux 85 questions et 80 % si on ne considère que les salariés titulaires (c’est-à-dire sans les Cdd, les intermittents et les pigistes). Tous statuts confondus, la participation dépasse ou avoisine 90 % dans certaines stations (Strasbourg, Isère, Lorraine Nord, Pays basque, Quimper).

Pour une majorité de cadres et de journalistes, des semaines de travail à 42 heures

On apprend ainsi qu’un tiers des salariés estiment effectuer un temps de travail très supérieur à ce que prévoit la législation. C’est particulièrement le cas des cadres, des journalistes et des animateurs : 54 % des cadres et 56 % des journalistes travaillent plus de 42 heures hebdomadaires quand un tiers des salariés à temps partiel travaillent plus de 42 heures par semaine. Selon Isast, «  la dégradation de la santé des salariés est liée à l’effet conjugué de la réduction des moyens et de l’augmentation des attentes de la direction. Le fort professionnalisme des salariés et la mise en jeu de leur santé ont permis de compenser les moyens insuffisants au regard des attendus. Une part importante des salariés acceptent et/ou subissent des situations de travail illégales  ». L’enquête recense des agressions verbales, mentionnées par 29 % des femmes et 22 % des hommes, ainsi qu’une vingtaine d’agressions sexuelles ou physiques dans l’année écoulée.

Les thèmes les plus abordés lors des entretiens individuels portent sur les conditions de travail des salariés précaires, la surcharge de travail des journalistes, qui doivent, chaque jour, produire des reportages audio et Web, la nuisance des open spaces ou la rupture entre les stations locales et Paris. Avec un fort impact sur les cadres, pris dans un système d’injonctions contradictoires, eux-mêmes privés de moyens et surchargés de travail. « Il m’est demandé de rester disponible et de ne pas partir trop loin au cas où on aurait besoin de moi. Sinon il faut que je prévienne mon responsable hiérarchique, ce qui induit un sentiment d’atteinte à ma vie privée », déplore ainsi un pigiste. Un délégué syndical relève que bon nombre de cadres «  n’ont aucune compétence en management  », un autre remarque que sa responsable « subit les ordres de Paris sans avoir son mot à dire  », et craint son burn-out. Un cadre technique se dit enfin « corvéable H 24 et sept jours sur sept, sur les congés, les formations, les coups durs, jours et nuits ».

Le cabinet Isast préconise à la direction des interventions combinant une réduction de l’activité des salariés et un renfort des effectifs. Manuel Houssais attend de la réunion du 14 mars « un plan d’action de la direction, à la hauteur des enjeux et de l’urgence ». Les huit stations de Sud Méditerranée ont déjà du recul, la restitution de leur rapport remonte à juin 2020. «  Il y a eu des petites choses ponctuelles, du saupoudrage, mais il faut un plan Marshall, juge Rodolphe Faure, secrétaire du Cse. Sybile Veil [Pdg de Radio France], a engagé des actions sur le harcèlement sexuel et le sexisme, on en attend autant sur le temps de travail. Quand on veut, c’est possible. Il faut une parole et un engagement de la présidente.  » Une présidente qui a toutefois entériné au budget 2022 une réduction de 4 millions d’euros (- 1 %) de la masse salariale et à laquelle le gouvernement réclame, d’ici la fin mars, le lancement d’un « grand média numérique de la vie locale » commun avec France 3. « Je ne sais vraiment pas comment la direction va pouvoir répondre le 14 mars, observe Lionel Thompson, représentant (Cgt) des salariés au conseil d’administration de Radio France. Alors que le constat posé à France Bleu est en partie généralisable sur les autres antennes, c’est intenable. »

Stéphanie Stoll

,