Les collectifs de travail ont rarement été si fragilisés qu’en cette rentrée 2021, et le mal-être au travail aussi grand. Cela s’impose par une partition entre ceux relevant des métiers dits « essentiels » et les autres, ceux obligés de revenir en entreprise et ceux autorisés à travailler à distance.
S’échapper de l’entreprise pour reprendre le contrôle sur sa vie. Après dix-huit mois de « distanciation sociale » forcée, la liberté de choisir soi-même les conditions de son éloignement semble être devenue la revendication première d’un nombre croissant de salariés. Mais pour fuir quoi ? Pour se protéger de quoi ? Philippe Mezzasalma, conservateur et militant Cgt à la Bibliothèque nationale de France (Bnf), en a une petite idée. La volonté de réduire ses temps de transports n’explique pas tout. « Plus le retour des agents a été tardif, plus il a été difficile, et les salariés ont eu du mal à reprendre pied avec leur métier. » Et puis, ajoute celui qui est aussi chef du service Presse à la direction des collections de l’établissement public, « le bruit, les échanges, la parole de l’autre : tout est apparu intrusif. Parfois même insupportable, au point que, certificat de santé à l’appui, les demandes pour aménager les postes de travail se sont multipliées en même temps que la demande des jours de télétravail ».
Parmi ses quarante-cinq collègues, trois seulement pouvaient travailler un ou deux jours chez eux avant la pandémie. Aujourd’hui, vingt-trois sont dans ce cas. Soit près de huit fois plus. Fuir pour se protéger des autres. Que l’on ne s’y trompe pas : les cadres ou personnels administratifs ne sont pas les seuls à se laisser tenter par cet espoir de liberté. Jérôme Vivenza, pilote du collectif Santé-travail confédéral et du conseil d’administration de l’Anact, est formel : « Les tensions sont telles aujourd’hui dans les équipes que certains salariés dont le poste n’est pas éligible au télétravail demandent à réorganiser leurs horaires. À travailler onze heures, voire douze heures s’il le faut une ou deux journées, pour pouvoir s’échapper une fois ou l’autre dans la semaine. »
Que cette demande soit contraire au cadre juridique quant à la durée légale maximale de travail et qu’elle échappe aussi à toute chance d’obtenir des droits collectifs nouveaux en matière d’horaire, qu’importe. « Le sentiment que la solution aux conditions de travail dégradées passe par une stratégie qui ne peut être qu’individuelle n’a jamais été aussi prégnant », poursuit le dirigeant syndical.
Bien sûr, cette tentation s’inscrit dans une histoire sociale longue. Comme le dit Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail et membre du collectif Ugict Santé-travail, il faut rappeler que le patronat ne ménage pas ses efforts, depuis près de cinquante ans, pour casser les solidarités en individualisant les carrières et les rémunérations, et tente toujours davantage de s’exonérer de son obligation de prise en charge collective des risques en entreprise. Difficile, pour autant, d’en rester là. Incontestablement, cette rentrée 2021 n’en est pas une comme les autres. Les collectifs de travail ont rarement été si fragilisés, et le mal-être au travail aussi grand. Et cette fois, cela s’impose de manière totalement inusitée : par une partition entre ceux relevant des métiers dits « essentiels » et ceux considérés comme n’en relevant pas, ceux contraints à l’inactivité et les autres au télétravail, ceux ensuite obligés de revenir en entreprise et ceux autorisés à travailler à distance.
Les directions auraient pu s’en inquiéter. Comme beaucoup d’autres chefs de service à la Bnf ou ailleurs, Philippe Mezzasalma n’a eu de cesse, ces dernières semaines, d’alerter les plus hautes instances de la Bnf sur les dégâts causés par ce mal-être tout nouveau qui rongeait son service. En vain. C’est vrai, les employeurs n’ont jamais fait grand cas du travail informel. Sauf que, cette fois, ils auraient dû y regarder de plus près. « Les procédures imposées par le télétravail ont réclamé de formaliser ce qui ne peut pas l’être : les échanges impromptus et les rencontres inopinées sans lesquels le travail ne peut pas se faire bien, explique Jérôme Vivenza. Au final, la réalité s’est imposée : dans bien des services, l’autre est devenu un obstacle, une perte de temps que l’on préfère éloigner de soi pour mieux se protéger et protéger le sens donné à son travail. »
Quand le travail devient procédure
À la fin du printemps, le dirigeant syndical a pensé que la trêve estivale permettrait d’apaiser la pression. En opposant les « bons » travailleurs vaccinés aux autres, comme s’en inquiétaient au cœur de l’été la Cgt, Solidaires, la Fsu et le Syndicat des avocats de France, le pass sanitaire en a voulu autrement.
Disputes entre ceux qui acceptent les règles et ceux qui n’en veulent pas. Conflits entre les tenants de la vaccination et ceux défendant le libre arbitre : « En respectant les fondements du Code du travail qui stipulent expressément que les employeurs doivent prendre des mesures de protection collective pour protéger la santé des salariés, les directions auraient pu éviter la discorde et, avec elle, l’explosion des collectifs », explique Jean-Louis Zylberberg. Peu nombreuses ont été celles qui se sont pliées à cette obligation, regrette le médecin. Elles s’en sont exonérées comme elles ont laissé l’encadrement intermédiaire se débrouiller, et aux organisations syndicales la responsabilité de colmater les brèches. Avec ses 160 adhérents et sa première place aux élections professionnelles dans la catégorie cadre, le syndicat Cgt de la Bnf a réussi à surmonter le défi.
Il l’a fait en usant de la pratique qui était la sienne jusqu’au mois de mars 2020 : informer et impliquer les personnels pour qu’ils puissent mieux exprimer et concevoir leurs revendications. Des mois durant, il s’est battu pour tenter de maintenir les solidarités. Il a milité pour une limitation du contrôle du pass sanitaire aux seuls agents travaillant dans le secteur des expositions, ce qu’il a obtenu. Il a revendiqué un contrôle exclusif par les services de santé au travail, ainsi que le rapporte Anthony Cerveaux, bibliothécaire et jeune représentant du syndicat au sein du Chsct : ce qu’il a aussi décroché. Il a tenu, avec Sud et la Fsu, des assemblées pour aider les personnels à sortir de l’isolement. Il a réclamé des règles communes quant à l’obtention de jours de télétravail, et des mesures pour aider les familles monoparentales – les femmes tout particulièrement – à affronter les règles sanitaires imposées dans le système scolaire. Et l’on pourrait continuer.
Mais une autre manière d’agir, ici, a été imaginée. Le syndicat Cgt de la Bnf a travaillé ces derniers mois sur un outil qui, déjà, intéresse toute la fédération Cgt-Culture : une formation sur la façon de se prémunir contre les fake news. Inspirée de celle développée par Philippe Mezzasalma et son équipe pour les élèves des lycées avec qui travaille la Bnf, cette initiative n’est pas un gadget.
Former contre les fake news
Son objectif est éminemment syndical. Elle a vocation, défend son promoteur, « à nous aider à éviter à certains de nos camarades de tomber du côté obscur du monde. À nous prémunir contre le complotisme et les dérives qu’il induit, et à mieux défendre ce qui fait notre corpus revendicatif : la culture, le savoir et la science, la défense des services publics, de l’hôpital et des politiques de santé publiques ». Consolider la cohésion en alimentant une réflexion collective… Et si finalement, comme l’assure Jérôme Vivenza, la liberté n’était pas dans la fuite mais dans l’affirmation des solidarités et de la qualité de vie au travail ?
Une chose est sûre, la tentation du chacun-pour-soi risque de menacer encore longtemps le syndicalisme. Car, en surfant sur la « distanciation sociale » qu’elle engendre, une partie du patronat espère imposer une « distanciation contractuelle » cette fois. Autrement dit, l’abandon par les salariés en télétravail du statut salarié et, avec lui, des droits et garanties collectives qui lui sont liés. En 2020, le travail indépendant a progressé de 11 %, assure le quotidien économique La Tribune. Selon une étude réalisée par le cabinet McKinsey auprès de 800 dirigeants d’entreprise, 70 % d’eux eux déclarent vouloir profiter du développement du travail à domicile pour diffuser ce statut. Liberté chérie ?
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