Pour le mouvement altermondialiste, la bataille pour la défense des logiciels libres doit être prolongée par celle pour la promotion des communs. Une bataille qui s’inscrit dans l’histoire ancienne et qui revit aujourd’hui avec le combat pour la défense des ressources naturelles et contre le brevetage du vivant.
Qui doit tirer profit de la recherche et de l’innovation ? Pfizer, qui prévoit 15 milliards de dollars de revenu avec son vaccin anti-Covid, ou les laboratoires publics qui travaillent depuis des décennies sur l’Arn messager – depuis 1957 au moins pour l’Institut Pasteur ? La question, bien sûr, soulève celle du brevetage et de la rémunération du travail, celle du partage de la valeur et des moyens dévolus à la recherche publique. Elle pose aussi celle de la protection du bien commun et des moyens reconnus à tous sur la planète pour pouvoir vivre en toute sécurité.
Qu’on ne puisse résoudre la question en un jour et, pour commencer, sans s’intéresser au partage tout au long de la chaîne de valeur est une évidence, affirme Guillaume Royer, technicien d’essai et délégué syndical central Cgt chez Mbda. Mais quelle conception de la recherche pour demain ? Une recherche pour qui et au profit de qui ?
Une mission gouvernementale sur les logiciels libres
Rarement la question n’a autant été légitimée par l’actualité. Et, ironie de l’histoire, ce ne sont plus seulement des centaines de chercheurs, d’associations et de syndicats qui l’alimentent au gré des urgences écologiques, sanitaires ou sociales. Paradoxe, ce sont maintenant les États, ceux-là mêmes qui refusent d’envisager la levée des brevets, qui l’encouragent. Non pas en en posant directement les termes et en risquant quelques entorses à la libre entreprise – les plus grandes firmes ne sont menacées par aucun projet gouvernemental en la matière –, mais en recommandant le développement d’outils tournant le dos aux brevets et œuvrant à l’appropriation gratuite et collective de l’innovation, à savoir les logiciels libres.
Ces programmes ont une caractéristique majeure : ils n’appartiennent à personne et profitent à tous. Ils se conçoivent, s’améliorent et se diffusent au gré des trouvailles de leurs utilisateurs et prospèrent sans autre contrainte que de continuer à être accessibles à tous. Le 5 février, Jean Castex a annoncé sa volonté de créer une mission sur les logiciels libres et les communs numériques. Une déclaration qui faisait suite à celle de la Commission européenne en octobre, appelant à développer largement ces outils, et qui précédait celle de Joe Biden, à la mi-février, déclarant la nomination d’un de ses plus éminents spécialistes à la Maison-Blanche…
« Plus dangereux que le communisme »
L’actualité des logiciels libres n’a pas toujours collé avec celle des agendas gouvernementaux. Il était un temps où Bill Gate, rappelle Christophe Aguiton, sociologue, militant altermondialiste et auteur de La Gauche au XXIe siècle. Enquête sur une refondation, déclarait le plus sérieusement du monde que « le logiciel libre était plus dangereux pour le système capitaliste que le communisme ». Depuis longtemps, la galaxie scientifique qui alimente ces programmes pas comme les autres est d’abord militante, puisant sa source dans le combat contre la privatisation de la création intellectuelle.
Au tournant des années 1980, la guerre commerciale entre Ibm et Apple bat son plein. Les softs, les logiciels qui, jusque-là, étaient cédés gratuitement avec le matériel vendu, deviennent des arguments commerciaux et une source de profits. Les ingénieurs du Massachusetts Institute of Technology (Mit), haut lieu de la recherche en informatique, le refusent et développent des logiciels fondés sur quatre principes clés, rapporte Sébastien Broca, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paris VIII : la liberté d’utiliser, de copier, d’étudier et de modifier et redistribuer.
Signal revendique des millions d’utilisateurs dans le monde
Pendant quelques années, ces programmes se développent à bas bruit et ne dépassent pas la sphère des spécialistes, des férus d’informatique et des partisans d’un développement de contenus « libres » dans tous les secteurs de la connaissance. Puis la reconnaissance vient. Linux, son programme phare, devient un élément de base de l’informatique moderne pour les ordinateurs comme pour les smartphones.
Signal, l’un de ses logiciels les plus prisés, revendique des millions d’utilisateurs dans le monde. Les plus grands de l’informatique et du numérique finissent par reconnaître la puissance de ce mode d’avancée des connaissances. Les uns après les autres – Ibm, Apple, Microsoft et Google – dédient des équipes entières au développement des logiciels libres, ainsi qu’en témoigne Matthieu Trubert, délégué syndical Cgt chez le géant du logiciel et coanimateur du collectif sur le numérique de l’Ugict.
À qui profitera la méthode ?
Dès lors, l’évidence s’impose. Parce qu’ils offrent performance et adaptabilité, maîtrise et indépendance, ces outils constituent un « puissant facteur d’efficience et d’influence », déclare la Cour des comptes dans son rapport 2018, appelant ainsi explicitement l’État à favoriser leur diffusion bien au-delà de la Gendarmerie nationale ou de la Sncf, comme c’est déjà le cas. Nul ne peut bien travailler seul, aiment à dire les ergonomes. Nous y sommes. Le succès des logiciels libres n’est pas seulement celui d’un combat contre la privatisation du savoir. Il est aussi celui qui rappelle qu’« il n’existe pas de progrès de la connaissance qui ne s’appuie sur un travail préexistant, celui qui valide une approche de l’innovation fondée sur la gratuité, la coopération et un enrichissement collectif », comme le défend Christian Laval, sociologue et professeur à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense et auteur de Dominer. Enquête sur la souveraineté en Occident.
Seule question qui vaille finalement : à qui cette vérité profitera-t-elle ? Le mouvement altermondialiste est sur les rangs. Pour lui, la bataille pour la défense des logiciels libres doit être prolongée par celle pour la promotion des communs. Un courant qui s’inscrit dans l’histoire ancienne et qui revit aujourd’hui avec le combat pour la défense des ressources naturelles et celui contre le brevetage du vivant.
« Il n’est pas possible de laisser le capitalisme voler les biens communs, qu’ils soient agricoles, sociaux ou scientifiques », explique simplement Christian Laval. Tout un courant de la science économique partage ce point de vue. Elinor Ostrom, première femme à avoir reçu le prix Nobel d’économie, en est la figure tutélaire. Qu’on ne s’y trompe pas : l’idéologie n’est pas le moteur unique de ce mouvement. Il est plus certainement porté par la conviction du dynamisme qu’assurent le partage et la gestion des ressources au plus près des communautés.
Aujourd’hui, des juristes poursuivent la réflexion, en s’intéressant, eux, aux conditions de la reconnaissance de ces nouveaux acteurs sur la scène sociale que sont les « générations futures » ou les « communautés intéressées ». Des nouveaux « sujets de droit » qui s’imposent désormais devant les tribunaux, pour que soit pris en compte l’intérêt général de moins en moins reconnu par les services publics convertis au new public management, estime Judith Rochfeld, agrégée et professeure de droit à la Sorbonne.
Certaines entreprises lancent des FabLab
Est-ce à ce courant que profitera la démarche ? Ou est-ce aux entreprises qui sauront en canaliser les bénéfices ? Après s’être converties aux logiciels libres, les entreprises parviennent à tirer profit des aspirations qui traversent la société. Aujourd’hui, les plus innovantes multiplient les FabLab, ces lieux ouverts à tous les salariés où, sans contrainte de temps, ceux-ci peuvent trouver toutes sortes d’outils pour prototyper des idées qui intéresseront peut-être demain la société.
Le concept s’inspire directement du modèle défendu par les promoteurs des logiciels libres et des communs, mais pour en pervertir l’esprit : cette fois, la collaboration, le bénévolat et la coopération ne sont pas destinés au bien commun mais au seul plaisir des actionnaires. Mbda fait partie de celles-là. Ici, ingénieurs et techniciens sont invités à se rendre dans ces endroits quand ils le veulent. Mais, rapporte Guillaume Royer, sans rien en attendre et « sur leur temps libre ». « Nous sommes sur le fil du rasoir », reconnaît Christian Laval, et, avec lui, Christophe Aguiton. Mais y être ne signifie pas forcément que l’on est condamné au pire. Bien au contraire, le débat est ouvert.
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