La laïcité, encore ? Encore. De rebond en rebond, le mot est devenu un enjeu politique n’ayant plus que de lointains rapports avec la chose. Au sein même de l’État, plusieurs conceptions s’affrontent, le mot n’est pas trop fort. Un affrontement qui connaît ses répliques en entreprise, risques à la clef. Repères.
La guerre n’est pas ouverte mais le conflit est latent. Dernier épisode en date : la remise d’un rapport d’une quarantaine de pages commandé en septembre 2017 par le ministre de l’Intérieur et rédigé par le préfet Gilles Clavreul, qui préconise des « mesures fortes ». L’ancien directeur interministériel de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’homophobie, très proche de Manuel Valls, ne fait pas dans la dentelle.
Sur un ton alarmiste, il dénonce à tout-va des « dérives religieuses identitaires », la « contestation de la laïcité et des principes de la république », une « laïcité qui recule dans les têtes », et brosse de la France un portrait d’État multiconfessionnel au bord d’une guerre civile dont il n’hésite pas à dénigrer les protagonistes en écrivant que « dans les lieux où la population de confession musulmane est présente, parfois de façon très majoritaire, le rapport à la République se tend sous l’effet d’une foi de plus en plus ouvertement revendiquée ». Une série de propositions s’ensuivent, qui se partagent entre mesures de bon sens qui existent déjà et mesures à créer, fortement attentatoires aux libertés.
Attention au risque de présenter la laïcité comme une religion ennemie
Ce travail a été fraîchement accueilli par l’Observatoire de la laïcité, qui en a dénoncé, en termes diplomatiques mais sévères, l’inadéquation par rapport à la demande et le « manque de rigueur méthodologique » ainsi que la « méconnaissance d’actions déjà mises en œuvre par les pouvoirs publics ». Ce zéro pointé s’inscrit dans une tension qui traverse l’appareil d’État, tension qu’Emmanuel Macron ne souhaite visiblement pas exacerber.
C’est ainsi qu’à l’occasion du 112e anniversaire de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, l’hôte de l’Élysée avait plaidé pour un débat apaisé : « Il faut parler sans être dans l’hystérisation entre citoyenneté et religion. Il ne faut pas que les gens finissent par considérer que la laïcité est une religion ennemie », avait-il alors déclaré. Depuis, on a vu la mise en place, au sein du ministère de l’Éducation nationale, d’un comité des sages sur la laïcité dont la composition ne laisse pas de doutes sur les orientations, et la sortie du rapport Clavreul, lequel, pour être critiqué, n’en fonctionne pas moins comme un étendard pour le Printemps républicain, dont Gilles Clavreul est membre fondateur.
D’escarmouche en escarmouche, l’affaire n’est donc pas close et on peut penser que les protagonistes n’attendent que la première occasion pour lui donner une dimension de conflit ouvert. Faut-il s’en inquiéter ? S’il ne s’agissait que de remous à la tête de l’État, la réponse serait non. Mais les propositions avancées par le rapport Clavreul relèvent d’une tentation de mise au pas de toute la société : elles invitent les pouvoirs publics à conditionner leur soutien (financier ou autre) aux activités des organismes sociaux, des associations ou aux événements publics ponctuels à une allégeance affichée à des valeurs intangibles, imposées par le haut, et qu’il deviendrait impensable de nuancer ou même de contester.
Or, la laïcité n’est pas une philosophie obligatoire pour tous et chacun, ni une religion civile. C’est un principe de droit, garantissant la liberté de conscience et de croyance par la neutralité de l’État et de ses représentants. Autrement dit, l’État est laïc, les citoyens n’ont pas à l’être. Mais c’est justement cette évidence qui, ces dernières années, est mise à rude épreuve. C’est ainsi que le bureau de l’Assemblée nationale a récemment décrété qu’était prohibé le « port de tout signe religieux ostensible, d’un uniforme, de logos ou de messages commerciaux ou de slogans de nature politique ».
Cette modification, opérée selon une procédure qui a permis de contourner le contrôle du Conseil constitutionnel, est l’exemple type d’une confusion totale quant au fameux principe de neutralité. Comment exiger d’un député, par définition engagé, qu’il soit « neutre » ? Au-delà du ridicule, l’affaire est aussi significative d’une tendance lourde à vouloir étendre l’impératif de neutralité à l’ensemble de la société, faisant ainsi de la laïcité ce qu’elle n’est pas : une religion ou une morale. C’est le risque que dénonce ainsi Valentine Zuber, chroniqueuse à l’hebdomadaire protestant Réforme : « La multiplication des chartes de la laïcité et l’injonction d’adhésion solennelle qui est demandée, dans ce rapport, aux individus et aux représentants de la société civile à leur contenu, met directement en péril nos libertés publiques les plus chèrement acquises. De plus, ce type de mesures – de nature toute coercitive – fragilise en retour ce beau principe démocratique et d’équilibre qu’est la laïcité. » (1)
Un cri d’alarme à prendre en considération, au vu des enjeux que cela pose en entreprise, où les questions liées à la foi, à ses manifestations et aux convictions qui y sont liées peuvent soulever des débats, donner lieu à des dérives, voire cristalliser des incompréhensions. Elles peuvent également déboucher sur des textes réglementaires à hauts risques.
Afin d’aborder ces enjeux de façon documentée et en restant vigilant sur les risques d’atteinte aux libertés, la revue Le Droit ouvrier revient sur les derniers cas de jurisprudence, très éclairants (2). Plus fondamentalement, il faut rappeler que les risques de prosélytisme religieux – qu’il ne faut pas confondre avec le port d’une tenue ou d’un signe religieux – conduisent à la responsabilité de l’employeur. Celui-ci se retrouve responsable à la fois de la protection des salariés pris pour cible, en même temps que du respect des convictions des uns et des autres, religieuses ou pas.
C’est ainsi que la loi Travail du 8 août 2016 a instauré un « principe de neutralité » dans l’entreprise, principe dont la mise en musique est confiée au règlement intérieur. Cette « mission » n’est en aucune façon obligatoire, mais tout indique que les pressions vont être fortes. Or, le texte permet de restreindre la « manifestation des convictions des salariés ». Le flou de la formule autorise toutes les craintes : les convictions en question peuvent concerner aussi bien les libertés de conscience et d’expression, que vestimentaire, sexuelle, syndicale, politique… Certes, le risque d’abus liberticides reste limité par un ensemble d’autres textes légaux protecteurs. Mais cette protection s’avère finalement faible face à une affirmation globale, de principe, et tendanciellement défavorable à la liberté individuelle. C’est d’autant plus vrai dans l’entreprise, par excellence lieu de subordination.
Une approche juridique dont le flou évacue la primauté de la liberté
Il faut d’ailleurs souligner que ce principe de neutralité était jusqu’alors inconnu de l’entreprise et de la sphère privée. Son introduction par la loi de 2016 bouleverse l’ordre antérieur, transforme de fait la garantie des libertés en simple tolérance et pose comme règle la possibilité de restreindre la liberté du salarié, sans préciser que ce qui prime, c’est la liberté.
C’est d’autant plus préoccupant que le cadre légal de ce principe n’est guère rassurant. Les textes du Code du travail qui encadrent les atteintes aux libertés font référence à la « nature de la tâche à accomplir » et précisent qu’elles doivent être « proportionnées au but recherché ». En revanche le nouveau principe de neutralité invoque les « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise », notion à la fois inédite et incertaine. Là encore, le flou inquiète car il ouvre la porte à tous les abus, à toutes les autocensures. Dans le doute, lorsqu’on ignore ce qui est ou non permis, on s’abstient. On se laisse alors guider davantage par ses craintes que par ses droits.
L’entreprise privée est juridiquement un espace de libertés au rang desquelles figure la liberté religieuse, de la liberté de conscience à la pratique. Même si cette liberté peut alimenter des clivages au sein des collectifs de travail, elle reste à défendre dans un cadre de respect réciproque.
Dans la plupart des cas, les revendications religieuses appellent des solutions qui relèvent du bon sens et d’arrangements entre employeurs et organisations syndicales. Dans tous les cas de figure, il est essentiel, pour les organisations syndicales, de se poser les questions suivantes :
la liberté des salariés de choisir leur religion, ou de ne pas en avoir, de pratiquer ou non leur religion est-elle préservée ?
les principes d’égalité de traitement et de non-discrimination entre les salariés adhérant à des religions différentes sont-ils respectés ?
existe-t-il dans l’entreprise un climat d’intolérance ou une pression sociale tels que les salariés pourraient se sentir contraints de pratiquer une religion ?
Ces sujets étant par définition sensibles, ces questions doivent être mises en débat au sein de l’organisation syndicale et, le cas échéant, avec les salariés. Car au-delà des dimensions strictement juridiques, la question centrale reste bien de faire comprendre au plus grand nombre que les libertés des uns ne sont pas opposables à celles des autres. L. S.
Réforme, 28 février 2018.
Marie-France Bied-Charreton, « La liberté de manifester ses convictions dans l’entreprise par le port d’un signe extérieur. À propos de l’arrêt Micropole univers du 22 novembre 2017 », Le Droit ouvrier, février 2018.
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