Les réformes se suivent et se ressemblent, bien souvent au mépris du droit ou des conventions internationales. Le droit du travail n’est pas le seul malmené. La protection de l’enfance, des réfugiés et les libertés publiques le sont aussi. Comment expliquer cette évolution ? Quelle conception de l’État cette dérive traduit-elle ? Le point de vue de Nicole Maggi-Germain, maîtresse de conférences en droit social à l’université Paris-I et directrice de l’Isst.
Quelle conception de l’État cette dérive traduit-elle ? Sans doute faut-il, pour le comprendre, revenir à l’État de droit, aux raisons de son avènement et à ses fondements. Ce principe est intrinsèquement lié à la Révolution française, moment de l’histoire où le pouvoir du monarque est mis à bas, où la nécessité de soumettre la puissance publique est conçue comme un impératif démocratique.
À l’absolutisme, les révolutionnaires d’alors substituent un ensemble de règles et de procédures adoptées par une assemblée élue. Règles considérées comme indispensables pour contrôler le pouvoir d’un État qui n’est plus « révélé », mais confié pour un temps par les citoyens. Les fondements de cet État de droit s’inscrivent dans un projet politique où l’État ne peut pas tout se permettre. Un modèle de rupture qui va être consolidé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
À la chute du nazisme, l’urgence en effet n’est pas seulement à la reconstruction, elle est aussi à la réconciliation et à la refondation d’une société autour de valeurs collectives et de la solidarité. Que la Sécurité sociale soit née de l’acceptation de toutes les forces sociales et politiques pour réaffirmer alors un État de droit est le symbole de ce projet.
Ce modèle va perdurer jusqu’au début des années 1980, qui voient émerger la remise en cause de l’État-nation par un processus qui annonce l’avènement de l’État gestionnaire. Ce nouveau système substitue à l’ancien, bâti sur des valeurs structurantes reposant sur des solidarités non marchandes, une seule et même ambition : l’efficacité économique. Efficacité nourrie par des « standards managériaux » dans lesquels la solidarité n’a de place et de légitimité que dans la mesure où elle s’insère dans une rationalité économique qui conditionne sa mise en œuvre.
Ce tournant se manifeste de la manière la plus évidente dans la langue utilisée pour en parler : les règles, la réglementation, qui ont nourri l’État de droit, ont laissé la place à la « régulation » et à la « gouvernance ». C’est aussi depuis cette période que la technicisation du droit s’est imposée. Dans les années 1970, les textes votés par la représentation nationale étaient encore clairs et compréhensibles par tout un chacun. Ils l’étaient pour que chacun puisse s’en emparer. La complexification des problèmes sociaux et économiques, associée à l’incapacité des gouvernements successifs à porter un projet de société autre que gestionnaire, ont réduit les lois à une succession de normes techniques de gouvernance ; les nouveaux textes de loi renvoient sans cesse à des articles précédemment votés. Seuls les experts peuvent aujourd’hui s’y retrouver.
À l’heure des « talents »
Que l’on ne s’y trompe pas. L’État de droit n’a pas disparu. Il demeure, mais les institutions qui le fondaient se sont affaiblies. Les partis, les syndicats ou les associations ne sont plus entendus. Quant aux partenaires sociaux qui jouaient un rôle essentiel au travers du paritarisme, ils peuvent avoir leur mot à dire, mais à condition de l’inscrire dans la continuité d’une action publique nourrie de principes managériaux au fondement de la gouvernance. Pas étonnant, dès lors, que le pouvoir tel qu’il se profile survalorise les individus. Les « talents », se plaît-il à dire.
Quel meilleur concept que celui-ci pour s’émanciper du Code du travail et du lien de subordination qui le fonde ? Dans une société qui, au mépris de tout ce que nous enseigne la sociologie, estime qu’à l’action de l’État doit se substituer le prodige des « talents », il n’est plus besoin de protection sociale, quelle qu’elle soit. L’« émancipation » n’est plus appréhendée que comme « autonomisation ». Ce n’est plus un combat collectif mais un projet individuel.
1 + 1 + 1 + 1 : voilà le modèle sur lequel se fonde l’État qui se dessine. Un État qui, s’il assure avoir fait du « vivre ensemble » son ambition, se garde d’en préciser les limites. « Vivre ensemble » a peu à voir avec une quelconque volonté de « faire société ». On peut « vivre ensemble » en se tournant le dos et en s’ignorant. « Faire société » implique de poursuivre un objectif qui dépasse la somme des individus, de concevoir des règles et des réglementations pour promouvoir un système protecteur et solidaire. C’est tout autre chose.
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