Santé et action sociale (2/3) – L’usure au travail : vrais problèmes, fausses solutions

Stress, épuisement, troubles musculosquelettiques, cancers : pathologies psychiques et physiques se cumulent pour endommager les capacités de chacune et chacun à réaliser son travail. Si les femmes sont particulièrement exposées, la dégradation des conditions de travail est générale. Comment y répondre ? Propositions.

Édition 060 de fin novembre 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 8 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Si les femmes sont particulièrement exposées aux risques physiques et psychiques, les données de l’Assurance maladie ne font toujours pas l’objet d’une analyse sexuée.© PHOTOPQR/LE PROGRES/MaxPPP

Qu’est-ce que « l’usure professionnelle »  ? C’est par cet effort de clarification porté par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) qu’a démarré la deuxième table ronde des journées d’études de l’Ufmict-CGT. « L’usure professionnelle est un processus d’altération de la santé qui s’inscrit dans la durée et qui résulte d’une exposition prolongée à des contraintes de travail », et qui endommage « les capacités à réaliser le travail », précise l’Anact. Elle peut concerner les salariés à n’importe quelle étape de leur carrière. Dans le secteur de la santé et de l’action sociale, cette définition soulève un enjeu singulier en termes de genre.

En ouverture des débats, l’ancienne sénatrice communiste Laurence Cohen, coautrice du rapport «  Santé des femmes au travail  : des maux invisibles  », adopté par le Sénat en juin 2023, plaide ainsi pour une approche sexuée de la santé au travail, les femmes étant particulièrement exposées à l’usure physique et psychique. 60  % des personnes atteintes de troubles musculosquelettiques (TMS) sont en effet des femmes. Exemple à Nantes, où une aide-soignante en gynécologie s’est retrouvée en incapacité et précocement à la retraite, après la manipulation dans la durée de charges lourdes  : le 27 septembre dernier, sa demande d’indemnisation de 400 000 euros devant le tribunal administratif a été mise en délibéré.

L’impact du travail de nuit sur la santé est également pointé. Selon une étude de l’Inserm, il accroît de 26  % le risque de cancer du sein. Ce lien de causalité a conduit, pour la première fois, en mars 2023, à ce qu’une infirmière de Sarreguemines obtienne que son cancer du sein soit reconnu comme maladie professionnelle. Ce premier cas pourrait ouvrir la voie à d’autres reconnaissances, pour peu que le ministère se donne réellement les moyens de « disposer d’un système de reconnaissance tant à la hauteur des attentes légitimes en matière de réparation individuelle qu’à jour des dernières connaissances scientifiques ».

Aveuglement «  au genre  » et déni des violences sexuelles

En dépit de l’existence de statistiques sexuées, celles-ci demeurent peu exploitées. À l’exception de celles de la Bretagne, les données de l’Assurance maladie sur les accidents du travail ne font en effet l’objet d’aucune analyse sexuée et croisée et d’aucune communication spécifique. Dans le même esprit, en prévention des risques, les postes de travail hospitaliers  sont généralement conçus à partir du corps des hommes, dans un milieu où 80 % des postes sont occupés par les femmes : « Les appareils de levage ne sont généralement pas utilisés parce que tout est minuté et que leur utilisation prendrait trop de temps », précise la sénatrice.

Dans les tableaux reconnaissant les maladies professionnelles, l’« aveuglement au genre » conduit aussi à ignorer les affections propres aux femmes, notamment l’endométriose, dont souffrent 10  % de la population féminine en âge de procréer. Dans la carrière, on minimise également les effets de la maternité, des parcours de procréation assistée et de la ménopause  ; de même que les facteurs extérieurs à l’entreprise qui affectent la santé des travailleuses  : la monoparentalité, la double journée de travail, les violences familiales.

On occulte aussi trop souvent les violences au travail. Une femme sur cinq en a été victime au moins une fois, rappelle Laurence Cohen, pour qui il faut faire face « à deux systèmes d’oppression  : le capitalisme et le patriarcat ». Si de plus en plus de situations de harcèlement sexuel sont révélées, leur traitement n’est souvent pas à la hauteur. Le récent tract de l’Ufmict sur les violences sexistes et sexuelles dénonce la passivité de la direction du CHU de Toulouse face à l’arrivée d’un interne condamné pour agressions sexuelles. Aux Hospices civils de Lyon, après la reconnaissance en accident du travail de violences sexistes et sexuelles à l’encontre d’une soignante, Frédérique Déchiron, déléguée CGT, témoigne du calvaire vécu par une autre agente, harcelée sexuellement par un technicien supérieur hospitalier (TSH). L’alerte a été lancée auprès de la direction, de l’inspection et de la médecine du travail. « Six mois plus tard, l’homme est toujours en poste et une jeune femme de 30ans est en arrêt », fulmine la déléguée syndicale.

Une forte insatisfaction au travail qui voisine avec un sentiment d’utilité intact

Dans les établissements de santé, cette inaction participe à la montée des risques psychosociaux, dont l’ampleur est notamment montrée par le baromètre de la santé des personnels hospitaliers réalisé en février 2023 par la Mutuelle nationale des hospitaliers. Seulement la moitié des personnels, femmes et hommes confondus, s’y déclare satisfaits de leur travail, alors que c’est le cas pour 73  % de la population en âge de travailler. Cette insatisfaction est d’autant plus marquante qu’elle s’accompagne d’un sentiment d’être utile à la société supérieur à celui de l’ensemble de la population (78  %, 9points de plus que la moyenne).

Au quotidien, les difficultés dans l’exercice des métiers se cumulent  : 79  % des hospitaliers affirment que leur travail génère un stress important (48  % dans l’ensemble de la population), 71  % déclarent une pénibilité importante (43  % dans l’ensemble de la population), 74  % estiment que le travail a un impact négatif sur leur santé (39  % dans l’ensemble de la population). Les hospitalières se déclarent davantage en souffrance, que ce soit en termes de stress (+5points) ou de pénibilité (+7points). Le baromètre met aussi l’accent sur les incivilités et les violences verbales au travail qui concernent le personnel hospitalier deux fois plus souvent que l’ensemble de la population.

Dans les situations les plus dramatiques, cette dégradation des conditions de travail peut conduire au suicide. En Moselle, l’hôpital de Brumath en a vécu trois en sixmois. « Statistiquement, le travail, parce qu’il participe de l’estime de soi et permet l’intégration dans un collectif, protège du suicide, observe Cécile Clamme, inspectrice du travail. Mais il peut aussi en être une cause essentielle. » Dans ce cas, l’inspection du travail peut déclencher une enquête dont elle transmettra le rapport au procureur de la République. « Pour faire valoir le harcèlement, il faut une accumulation de faits, matériellement établis et qui ont un effet délétère sur la santé de la personne », prévient-elle.

Expositions à l’amiante et aux substances cytostatiques

À cette « sinistralité », pour reprendre le mot d’une participante, il faut ajouter la question de l’amiante. Bien qu’elle soit totalement interdite depuis 1997, sa longue et intense utilisation génère encore des risques lors des travaux effectués sur les bâtiments. « Malgré la législation, la reconnaissance de l’exposition à l’amiante et des maladies professionnelles reste difficile », expose Jean-Luc Douguet, membre de la commission exécutive de l’Union fédérale des retraités CGT, ancien TSH à Brest. Depuis la première condamnation d’un hôpital public pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui en 2017, à Besançon, plusieurs hôpitaux ont dû reconnaître le cancer de leurs anciens agents techniques comme maladie professionnelle (Quimper, Lille, Nantes). En 2023, à Toulouse, le cancer d’une auxiliaire de puériculture de la crèche de l’hôpital a été reconnu comme maladie professionnelle  : c’est la première reconnaissance d’une exposition passive à l’amiante.

Jean-Luc Douguet élargit sa mise en garde aux substances cytostatiques utilisées en oncologie. «  Les soignants qui les manipulent sont concernés. Et si on comprend les métiers du transport, de la gestion des déchets et du nettoyage, 92 000 salariés au total y seraient exposés, d’après l’enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (NDLR Sumer) de 2016-2017.  » Il plaide pour que les produits cytostatiques intègrent la liste des agents chimiques cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR). «  En commission, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) nous l’a promis, mais ce n’est toujours pas fait  », se désole-t-il. Dans ce contexte où les maladies peuvent se déclarer des années après l’exposition aux risques, la sénatrice Laurence Cohen en appelle à l’opiniâtreté pour que soient reconnus les préjudices et qu’évoluent les conditions de travail. À la tribune comme dans l’assistance, on invoque le Code du travail, en se fondant sur les obligations de l’employeur concernant la santé et la sécurité (L4121-1 et L4121-2).

Face aux manquements des employeurs et de l’État  : des pistes d’action

Comment pallier les manquements des employeurs et des autorités au regard de la législation  ? La réponse se heurte au manque de moyens. Cécile Clamme rappelle ainsi qu’à peine 1 650 agents publics contrôlent le travail de 20 millions de salariés. Plusieurs participants au débat témoignent de leur lassitude face au silence et à l’inaction de leur administration. « Il faut se saisir des fiches d’événement indésirable et réclamer de les transmettre au personnel, préconise l’inspectrice du travail. Si un agent a pris la peine de formaliser, il faut donner suite, quitte à insister lourdement et à faire intervenir l’inspection du travail pour obtenir ces fiches. »

Sur l’approche sexuée de la santé au travail, le rapport sénatorial a formalisé 23 recommandations. Après avoir regretté qu’une seule des 34 actions du Plan national de santé au travail (PNST) concerne l’égalité femmes-hommes, Laurence Cohen souligne l’intérêt du plan régional de santé au travail breton qui a fait de la santé des femmes l’un de ses axes. On y apprend ainsi que les métiers du soin et du lien sont de loin les plus accidentogènes, avec 28  % des accidents du travail avec arrêt en 2016. La sénatrice réclame que les acteurs de la prévention soient formés à une approche genrée et que soient différenciées les situations des hommes et des femmes  : « Différencier n’est pas discriminer. C’est extrêmement important de le réaffirmer car les résistances sont multiples dans le privé et le public », argumente-t-elle avant de dénoncer l’hostilité des syndicats patronaux qui extrapolent un supposé «  communautarisme sanitaire  » des femmes.

Jean-Luc Douguet insiste sur le partage des bonnes pratiques, comme la suppression ou la substitution des substances toxiques (qui n’existe toujours pas pour le formaldéhyde) et le renforcement du suivi médical post-professionnel. Sur les thèmes de la reconnaissance et de la réparation des préjudices, il insiste sur l’effet levier que peuvent avoir les condamnations des employeurs irrespectueux de la santé des employés. Ainsi, à Toulouse, suite à la reconnaissance du cancer de la puéricultrice comme maladie professionnelle, ses collègues ont entamé un recours pour préjudice d’anxiété, et la section des retraités a demandé un suivi médical. « Pour les cytostatiques, on ne sait pas ce que ça va donner  », observe-t-il en insistant sur la difficulté de collecter les preuves (photographies des produits, témoignages, etc.).

Alain Carré, médecin du travail, rappelle les outils à disposition  : la fiche d’entreprise et la possibilité offerte par l’article L46-24-9 du Code du travail d’établir un signalement de risque par écrit avec préconisation de prévention  ; si l’employeur décide de ne pas s’y conformer, il devra s’en justifier auprès du Comité social et économique (CSE), de l’inspection du travail et de la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat). Si l’action syndicale ne rencontre que des murs, Laurence Cohen fait une proposition  : «  Il faut dénoncer médiatiquement. Les employeurs n’aiment pas la mauvaise publicité. N’attendez pas le procès, communiquez  !  » De Quimper à Sarreguemines, en passant par Nantes, Lille, Toulouse, Besançon, Brumath ou les Hospices civils de Lyon, le pas de cette médiatisation a été franchi ou est en passe de l’être.

Stéphanie Stoll