Entretien -  La victoire historique dans l’automobile aux États-Unis signe-t-elle un renouveau syndical ?

En 2022, les États-Unis ont connu 23 conflits syndicaux qualifiés de majeurs, car concernant plus de 1 000 salariés, contre 16 par an, en moyenne, durant les deux décennies précédentes. Que se passe-t-il outre-Atlantique ? Entretien avec Donna Kesselman, sociologue du travail, professeure à l’université Paris-Est Créteil et spécialiste des droits sociaux aux États-Unis.

Édition 044 de fin janvier 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Pour Donna Kesselman, les grèves dans le secteur automobile ont été un moment démocratique et participatif.© Zuma Press / MaxPPP

Options. La mobilisation et la victoire des syndicats dans le secteur automobile américain étaient-elles attendues, voire prévisibles  ?

– Donna Kesselmann. Ce qui s’est passé dans le secteur automobile est réellement historique, pouvant avoir des conséquences à plus  long terme. Ce tournant puise en réalité ses racines dans la campagne «  Fight for fifteen  », la mobilisation à partir de 2012 des travailleurs à bas salaire dans la restauration rapide et la grande distribution pour un salaire minimum à 15 dollars de l’heure  ; puis dans la vague de syndicalisation en cours qui a commencé chez Starbucks, en 2021. À l’époque, le Wall Street Journal, journal financier, l’avait qualifié de «  changement de rapports de force entre les travailleurs et les entreprises américaines  ». C’était à la sortie de la pandémie. À cela, il faut ajouter la création du premier syndicat dans l’entreprise Amazon, un jeune syndicat indépendant dans l’entrepôt de Staten Island, qui a fait suite à la première grève sur les conditions de travail sans protections pendant la pandémie. Tous ces événements sont liés.

Mais les grèves du secteur automobile s’inscrivent aussi dans des circonstances exceptionnelles. Ainsi, en mars 2023, la base de l’United Auto Workers a élu un président, Shawn Fain, un militant qui prône la démocratie syndicale et la lutte des classes, porte un tee-shirt «  Eat the rich  » («  Mangez les riches  ») dans les négociations… C’est dans cette configuration que l’UAW a lancé un mouvement de grève original dans les usines des «  Big Three  » – Stellantis, Ford et General Motors – qui a remporté des augmentations de salaires conséquentes, avec indexation sur le coût de la vie, et d’autres revendications.

– En quoi ces grèves étaient-elles novatrices ?

– En premier lieu, elles ont remis en cause un système de syndicalisation et d’emploi à deux vitesses. Depuis des concessions imposées sur le syndicat en période de récession, les néo-entrants, en effet, étaient sur une échelle de salaires et des perspectives de carrière inférieures à celles des travailleurs syndiqués. Les victoires obtenues ont réduit et, dans certains cas, presque éliminé cet écart.

Ces grèves n’ont par ailleurs pas négligé la problématique de la transition écologique. Dans les usines où sont fabriquées des batteries électriques pour les voitures, l’engagement de la part des entreprises à embaucher des travailleurs syndiqués représente une concession de taille arrachée aux entreprises. Que Shawn Fain affirme clairement «  Les compagnies ne vont pas nous faire opposer l’emploi et la transition écologique  » a été impressionnant, alors que d’ordinaire la question écologique divise le mouvement syndical et les milieux ouvriers. Les syndicats de la construction, par exemple, sont en faveur des pipelines au nom de la création de l’emploi.

Enfin, la stratégie de la grève a été marquante  : en touchant trois compagnies  ; en utilisant les outils numériques comme WhatsApp pour passer les consignes sur les différents sites. Dans ses modalités, il s’est agi d’une grève progressive, appelant à la grève successivement de plus en plus d’usines, mettant en concurrence les entreprises, faisant pression sur chacune pour «  punir  » celle qui ne donnerait pas assez ou ne concéderait pas autant que les autres… Elle s’est bâtie sur des rapports plus participatifs, avec une communication constante entre la direction et la base. «  Que se passe-t-il  ? Qu’a-t-on gagné ?  » Cette grève a été un moment démocratique, et tout le monde a eu le sentiment de vraiment suivre son évolution. Cela en a fait un événement «  spectaculaire  », au sens premier du terme.

– Comment analysez-vous les mobilisations de ces dernières années  ?

Dans l’État de New York, second État le plus syndiqué du pays avec 26  % des employés qui adhèrent à un syndicat, la ville de Buffalo avait vu les premiers syndicats s’implanter dans des cafés Starbucks. D’autres travailleurs ont emboîté le pas, y compris – fait rare aux Etats-Unis – dans des petits commerces, comme des magasins de sandwichs connus. Un des obstacles majeurs à la syndicalisation aux Etats-Unis est l’existence d’un patronat historiquement hostile, et dans ce cas aussi la direction a fait appel, comme le font les grandes entreprises, à des entreprises spécialisés dans l’évitement syndicale brutal pour essayer d’endiguer la campagne de syndicalisation. Il y a donc une vraie diversité des mouvements et des profils de leaders syndicaux… Les mobilisations de ces dernières années ont également mis en lumière l’émergence de jeunes dirigeants syndicaux  : diplômés qui résistent à leur déclassement, il se mobilisent aussi par sensibilité à la question démocratique.

D’autres mouvements plus ou moins médiatiques ont eu lieu, dans la nouvelle économie sur la question du travail algorithmique, ou chez les scénaristes d’Hollywood contre l’utilisation de l’IA… Dans le secteur paramédical, chez Kaisers, c’est une grève historique qui a été victorieuse, avec augmentation de salaire à deux chiffres et le recrutement de personnel. Les syndicalistes ont formulé les revendications en termes du besoin de l’«  attractivité  » des emplois pour attirer des nouvelles recrues. Chez UPS, la simple menace d’une grève des livreurs a permis de gagner des augmentations et l’intégration des travailleurs précaires. Les grèves au moment du Black Friday dans la restauration rapide et la grande distribution sont également intéressantes  : les travailleurs attaquent les points faibles du système. Si les obstacles légaux ou sociaux à la syndicalisation sont sérieux, on ne peut pas sous-estimer ces faits marquants.

– À quels enjeux doit répondre, aujourd’hui, le syndicalisme aux États-Unis ?

– La conjoncture joue un rôle important. Avec un marché du travail qui continue d’être serré et un faible taux de chômage, le rapport de force est plus favorable aux travailleurs, comme l’a illustré le phénomène de la «  grande démission  » (big quit). À cela, il faut ajouter le cas des baby-boomers qui ont précipité leur départ en retraite pendant la pandémie.

Cette modification du rapport de force représente un enjeu considérable, alors que l’opinion favorable au syndicalisme a atteint un niveau record  : 71 % dans un sondage Gallup en 2022. Évidemment, cela peut évoluer. Mais les travailleurs dits «  de première ligne  » ont pris conscience du fait qu’ils ne voulaient plus travailler – voire risquer leur vie  ! – pour un salaire leur permettant à peine de vivre  ; d’autres travailleurs ont aussi intégré cela. La crise sanitaire a réellement changé la mentalité et l’attitude des travailleurs envers le travail.

– Qu’est-ce que cela révèle de l’état du pays, singulièrement en cette année électorale ?

– S’il est évident que s’est opéré un changement de mentalité des Américains vis-à-vis du syndicalisme, de lourdes tendances perdurent. Les vieilles méthodes antisyndicales, qui remontent aux débuts du capitalisme et même à l’ère esclavagiste, sont toujours présentes. Cet antisyndicalisme presque viscéral, est étroitement lié au droit du travail américain, un système de syndicalisation qui est particulièrement lourd et défavorable aux travailleurs. Il attend toujours d’être modifié, malgré les promesses des présidents démocrates pendant la campagne électorale. Même Barack Obama n’a pas fait adopter les réformes qu’on attendait de lui. Le président Biden a pris des mesures pour favoriser les syndicats lors des élections, notamment en nommant des responsables favorables aux syndicats à la National Labor Relations Board, l’instance de gestion des relations professionnelles. Mais il n’a pas non plus mobilisé tous les moyens nécessaires pour faire passer la réforme qu’il avait promise.

Le système de syndicalisation reste aussi un problème. Si 350 cafés Starbucks se sont syndiqués, aucun accord n’a été obtenu. Un employeur n’a d’autre obligation de négocier que «  de bonne foi  ». Rien ne lui impose de signer un accord, et à peine la moitié des campagnes syndicales parviennent à gagner. Même la Silicon Valley a repris les pires méthodes du «  vieux  » patronat contre les syndicats. On sait que le modèle d’affaires d’Uber se base sur le recours aux travailleurs indépendants mais qui sont, de fait, des salariés déguisés. Or, le partage de la richesse se fait essentiellement autour du contrat d’entreprise, compte tenu du faible niveau de protection sociale et des disparités entre États. L’État fédéral est toujours minimaliste. L’entreprise demeure le lieu le plus pertinent pour des avancées sur la protection sociale, dont l’assurance maladie, les droits sociaux, les congés, la retraite. Cette réalité structurelle n’est pas étrangère à l’antisyndicalisme du patronat américain[1].

En cette année électorale, les républicains sont majoritaires à la Chambre des représentants. Si les démocrates contrôlent le Sénat, les républicains peuvent toujours bloquer des initiatives à cause du verrou de la super-majorité de 60 % nécessaire pour passer certaines lois. Dans un débat du camp républicain, les candidats se sont livrés à des surenchères à qui sera le plus «  antisyndicalisation  ». C’est une bataille qui se joue contre les travailleurs présentés comme «  trop gâtés  », notamment ceux du secteur automobile, alors que sont donnés en exemple les travailleurs des petits commerces, durs à la tâche et qui ne demanderaient rien.

Le travail et les victoires syndicales sont aujourd’hui au centre du débat public ; elles seront demain un des thèmes de l’élection de 2024. Il y a près de 15 millions de travailleurs syndiqués, soit environ 10 % de la population active, c’est relativement, peu… Mais ils vivent dans les États qui peuvent faire basculer la présidentielle, ce sont justement le vote pour Trump en 2016 d’un quart des travailleurs syndiqués dans trois Etats du Middle-West qui avaient voté pour Obama en 2012, qui a fait basculé l’élection présidentielle.

Propos recueillis par Lennie Nicollet


[1] Pour l’explication des institutions du travail et de syndicalisation aux États-Unis, voir  : Donna, Kesselman, «  Le retour en grâce du syndicalisme américain  », revue AOC, le 6 septembre 2022