La dernière œuvre de Dennis Lehane est un authentique cri d’alerte tandis que, autour de nous, montent de nouveau la peur, la haine de l’autre et la tentation du repli sur soi.
Dans la moiteur de l’été 1974 à Boston, misère sociale et luttes raciales. Trente ans après son premier roman, vingt ans après la consécration par Hollywood, Dennis Lehane annonce son ultime opus, qui s’avère un des plus puissants qu’il ait signés.
Dennis Lehane fit jadis irruption sur la scène polar avec une invitation à trinquer, sans modération, avec le noir… Un dernier verre avant la guerre (1994) est la première enquête du duo de privés et amis d’enfance Patrick Kenzie et Angie Gennaro, confrontés à leurs propres démons. La guerre qui couve, c’est celle des gangs, des races. Celle aussi, insidieuse, qui ronge des couples, des familles…
Lehane a fait revivre Patrick et Angie, cabossés de la vie, dans cinq autres romans engagés. Un parcours sans faute, au cœur de la brutalité de Boston, ville emblématique de la décadence des métropoles américaines, où se fracassent, en une sensible tragédie humaine, des âmes et illusions définitivement perdues.
Porté à l’écran par Eastwood et Scorsese
La renommée de Dennis Lehane s’envole grâce à Hollywood, qui s’empare de deux romans pour lesquels il a délaissé ses héros récurrents.
Mystic River (2001) est une des plus brillantes variations, tous genres littéraires confondus, sur l’amour et la trahison, la culpabilité, le remords et la vengeance. Clint Eastwood en a tiré un film qui frappe droit au cœur, un de ses plus éblouissants en tant que réalisateur.
Shutter Island (2003) séduit encore davantage. En 1954, une île au large de Boston abrite une forteresse transformée en hôpital psychiatrique. Les pensionnaires sont des coupables de crimes abominables. Deux marshalls débarquent pour enquêter sur l’évasion d’une détenue. L’étrange atmosphère de ce lieu clos va les envoûter jusqu’au cauchemar… L’adaptation de Martin Scorsese, portée par un formidable Leonardo DiCaprio, restitue à merveille l’ambiance imaginée par Lehane. Même si le cinéaste se permet de trahir, magnifiquement, la fin du roman.
Est-ce dû au succès de ces deux films ? La carrière de Lehane s’oriente alors vers l’écriture de scénarios, notamment pour des séries HBO. Durant cette période, il publie néanmoins plusieurs titres. Mais, à quelques exceptions près (dont Un pays à l’aube, en 2008), aucun ne renoue vraiment avec la puissance de ses débuts.
Manif contre la déségrégation
Aujourd’hui, Dennis Lehane revient par la très grande porte. Le Silence vient d’obtenir la plus haute distinction du genre, le Grand Prix de littérature policière 2023, catégorie romans étrangers…
Boston, toujours. Nous somme à l’été 1974, dans le quartier sud, celui où réside la classe ouvrière irlandaise, conservatrice. Dans le cadre d’une politique de déségrégation, des échanges entre lycéens du ghetto noir et ceux de South Boston sont programmés à la rentrée scolaire prochaine. Une manifestation d’ampleur se prépare contre cette mesure.
Une Blanche disparaît, un Noir est assassiné
La vie n’a jamais fait de cadeau à Mary Pat Fennessy. Un premier mari mort jeune, un second qui l’a quittée. Elle a aussi perdu un fils, emporté par une overdose peu après son retour du Vietnam. Avec son maigre salaire d’aide-soignante, elle élève comme elle peut sa fille adorée, Jules, 17 ans. Pas question que celle-ci fréquente un lycée de « Nègres ». Elle ira donc à la manif…
Cet été là, il fait chaud et la pluie est rare. Un soir, Jules ne rentre pas à la maison. La même nuit, un jeune homme noir trouve la mort dans une station de métro… Pas loin du lieu de la disparition de Jules. Un lien ? Cet été-là, les tensions raciales enflamment la ville. Cet été-là, surtout, le monde de Mary Pat s’effondre et elle part sur le sentier de sa guerre, pour retrouver sa fille.
Un cri d’alerte
Dennis Lehane affirme avoir connu les heurts et manifestations qu’il décrit quand il avait 9 ans. Est-ce pour cela que ses mots sonnent si juste pour dire, au travers d’une intrigue à la construction sans faille, toute la complexité de l’Amérique de cette décennie, gangrenée par la misère sociale et les luttes raciales ?
Mary Pat en tête, bien sûr, tous ses personnages sont des êtres perdus, en quête de sens dans un monde tourmenté, qui broie les hommes. Tout ne peut se conclure que dans un déchaînement de sang et de violence…
On retrouve l’écriture dense et percutante, mais parfaitement fluide de Lehane, qui signe ici une oeuvre immense et bouleversante (avec une magnifique dernière page !). Le Silence est aussi un authentique cri d’alerte tandis que, autour de nous, monte de nouveau la peur, la haine de l’autre et la tentation du repli sur soi. Dennis Lehane a déclaré qu’il s’agissait de son ultime roman. Souhaitons qu’il revienne sur sa décision…
Dennis Lehane, Le Silence, Gallmeister, 2023, 448 pages, 25 euros. Traduit de l’américain par François Happe.
Le cycle Patrick Kenzie et Angie Gennaro est disponible en poche chez Rivages Noir.
Mystic River, Shutter Island et Un pays à l’aube sont disponibles en poche chez Rivages Noir.
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