Le long combat pour donner sa place à une médecine par et pour les femmes

La médecine est-elle sexiste ? Sa pratique et ses praticiens l’ont longtemps été. Les stigmates persistent encore trop souvent : le corps des femmes reste un objet et un terrain de luttes.

Édition 025 de mi-février 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
La figure de la sorcière incarne désormais le combat des femmes pour leurs droits, en particulier celui de disposer de leur corps. © Photo PQR / La Voix Du Nord / Maxppp

Le 1er février, le Sénat a accouché – dans la douleur – d’un amendement visant à intégrer à la Constitution, non pas le droit à l’interruption volontaire de grossesse, comme le préconisaient les députés à une écrasante majorité lors d’un vote le 24 novembre, mais la garantie que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». Un tout petit pas pour la femme, mais une avancée timorée et ambigüe dans sa formulation, pourtant censée rassurer face aux attaques actuelles, notamment aux États-Unis. Si le vote du Sénat s’avère majoritaire (166 pour, 152 contre), c’est grâce à la gauche, qui a soutenu l’amendement réécrit par le sénateur LR Philippe Bas, ancien collaborateur de Simone Veil.

La démarche s’avère par ailleurs hasardeuse, car si le gouvernement ne l’acte pas par un projet de loi, elle devra alors être validée par référendum. Au risque d’offrir, au nom du débat démocratique, une tribune inespérée aux adversaires – toujours nombreux – du droit des femmes à choisir d’enfanter ou non, et quand elles le veulent. Les associations féministes réunies au sein du collectif « Avortement en Europe, les femmes décident » ont ainsi rappelé que l’amendement proposé par l’Assemblée avait leur préférence, parce qu’il évoquait l’effectivité et l’égal accès à l’Ivg. Il ne suffit pas, en effet, de proclamer un droit pour s’assurer de son application. Les trois heures d’éducation et d’information sur la sexualité dans les établissements secondaires, prévues depuis 2001, sont assurées à moins de 20  % ; le nombre d’infirmières scolaires est notoirement insuffisant, la grave pénurie de gynécologues ou de sages-femmes et la diminution des lieux d’accueil pour pratiquer les IVG limitent déjà ce droit.

Les «  sorcières  », souvent des guérisseuses ou des sages-femmes dépossédées du pouvoir de soigner

Le long combat des femmes pour disposer de leur corps ne date pas d’hier, et aucune avancée ne sera jamais définitivement acquise. L’histoire de la médecine en témoigne. «  Les femmes ont toujours été des soignantes », rappelle l’incipit de Sorcières, sage-femmes et infirmières, une histoire des femmes soignantes (1974), un livre qui révéla les mécanismes à l’œuvre dès la fin du Moyen Âge pour exclure et châtier les femmes qui exerçaient et transmettaient leurs connaissances empiriques ou théoriques, sur les plantes comme sur les corps, et les exerçaient bien au-delà du cadre des accouchements. Cela alla jusqu’aux procès contre des femmes médecins, aux interdictions, puis aux condamnations au bûcher pour sorcellerie, y compris quand leurs remèdes ou leurs pratiques s’avéraient efficaces pour soulager des populations qui n’avaient pas d’autre recours ; elles restaient coupables de contrevenir au destin décidé par Dieu pour les malades.

Très actives dans les mobilisations des années 1970 pour que les femmes se réapproprient leur corps et leur santé, Barbara Ehrenreich et Deirdre English ont ouvert la voie à de nombreux champs de recherche. On ne peut pas dire que le «  corps médical  » se soit montré tendre à l’égard de celui des femmes. Les hommes ont pris le pouvoir sur les corps, sans pour autant mieux les soigner. Et jusqu’au XXe siècle, les femmes ont été cantonnées au rôle de sages-femmes ou aux postes subalternes d’infirmière et d’aide-soignante, soumises à l’autorité des médecins. En France, elles n’ont été autorisées qu’en 1868 à suivre des études de médecine : Madeleine Brès sera la première diplômée, en 1875.

Le corps médical n’a jamais été tendre avec celui des femmes

Dans son récent ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet documente également les violences physiques et sexuelles faites aux femmes par les médecins, dont certaines, persistantes, ont ces dernières années fait l’objet de nombreux ouvrages et de dépôts de plaintes. Le Haut Conseil pour l’égalité hommes-femmes a confirmé le diagnostic dans plusieurs rapports, sans qu’aucune nouvelle contrainte ni sanction ne pèse pour autant sur les praticiens – y compris, un comble, parfois des praticiennes. De la sentence biblique « Tu enfanteras dans la douleur  » à la création des spéculums et autres forceps, des palpations et touchers sans consentement, jusqu’aux viols, les femmes ont souvent été réduites à leur sexe et à leur fonction reproductrice, mais jamais prises en compte dans leurs autres spécificités, anatomiques, biologiques, hormonales, sociales ou affectives.

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Alignées, disciplinées et interchangeables : les infirmières de jadis.
Photo : Bibliothèque et Archives du Canada.

«  La femme est un homme comme un autre  »  : ce qu’on appelle aujourd’hui un biais de genre a fait autorité dans les études de médecine et s’est avéré catastrophique pour la santé des femmes. De nombreuses études aux États-Unis ont notamment établi la dangerosité de médicaments testés uniquement sur des hommes, et dont la posologie ou les effets secondaires sur les femmes, enceintes ou pas, n’avaient pas été évalués. En 2020, 86 médicaments ont ainsi été retirés du marché américain pour ces raisons. En France aussi, ce sont très majoritairement des femmes qui ont été victimes des scandales sanitaires, du Distilbène après-guerre aux prothèses – mammaires ou non – du Médiator utilisé en coupe-faim au Levothyrox (prescrit à 80  % à des femmes).

Les «  biais de genre  », un fléau pour la santé des femmes

L’ignorance et le manque d’attention pour le corps des femmes continuent de faire des victimes. Par exemple, l’endométriose est enseignée dans le cursus de médecine seulement depuis 2020, alors qu’elle s’avère fortement handicapante pour une femme sur dix (1). Les femmes sont généralement suivies pour des pathologies spécifiquement féminines, mais pas toujours prises au sérieux dès qu’elles invoquent des douleurs qu’elles-mêmes ont pris l’habitude de minimiser, parce que conditionnées à prendre soin d’abord des autres. « Par exemple, quand elles déclarent des symptômes alertant sur un infarctus, expliquait la neurobiologiste Catherine Vidal lors d’un débat aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, elles mettent plus de temps à appeler les secours, et divisent par deux leurs chances de survie par rapport aux hommes. Et quand elles arrivent à l’hôpital et décrivent les mêmes symptômes que les hommes (forte fatigue, douleurs à la poitrine), elles se font encore trop souvent prescrire un anxiolytique ou un antidouleur, alors que les hommes sont directement aiguillés vers un cardiologue ! L’espérance de vie en bonne santé des femmes (66 ans) se rapproche de celle des hommes (64-65 ans) aussi parce que leurs conditions de vie se dégradent. Les médecins ignorent les sciences sociales, qui leur permettraient pourtant de faire de meilleurs diagnostics. »

Des programmes de recherche spécifiques sont certes lancés, comme Cascades, une étude pilote déployée depuis avril 2022, qui entend prouver que le dépistage précoce et systématique du cancer du poumon, deuxième cause de décès par cancer chez les femmes (10 356 en 2018), pourrait sauver des milliers de vies. La part des femmes parmi les malades atteints de ce cancer est passée de 16 % à 35 % en vingt ans, et sans qu’on puisse l’expliquer, le taux de mortalité des femmes dépistées et soignées se réduit plus (de 24 %) que celui des hommes (33 %).

L’étude doit porter sur 2 500 femmes volontaires de 50 à 74 ans ayant fumé pendant plusieurs décennies, mais la campagne reste pour l’instant modeste (500 participantes) et limitée à quelques villes (Paris, Grenoble, Rennes)  : «  J’en ai entendu parler à la radio, mais le recrutement marche surtout par le bouche-à-oreille explique Nathalie, une participante. L’étude avance grâce à la volonté, commune aux soignantes et aux patientes, de faire avancer les connaissances. Il suffit de passer trois scanners thoraciques sur deux ans, sur un petit créneau laissé libre par certains hôpitaux. Ces contrôles permettraient pourtant aussi de détecter des signes d’ostéoporose ou des anomalies cardiovasculaires ! » En fait, les femmes ne sont guère suivies sur les cancers qui ne sont pas considérés comme «  féminins  », mais même sur ceux touchant les seins ou le col de l’utérus, elles sont nombreuses à ne pas se faire dépister et à être diagnostiquées trop tard.

Moins techniciste, plus soucieuse de prévention  : la femme est l’avenir de la médecine !

Les femmes sont désormais majoritaires chez les étudiantes et étudiants en médecine comme chez les praticiens, ce qui devrait permettre une meilleure prise en charge des patientes, à condition que les femmes accèdent à toutes les responsabilités, dans un milieu professionnel où le sexisme résiste encore. Des réflexions lourdes aux agressions sexuelles, en passant par les mains baladeuses et jusqu’aux agressions sexuelles, comme en témoignent les réseaux sociaux. «  Certains comportements sont tellement banalisés qu’on n’est même pas censées les prendre mal, raconte Chloé, qui termine son internat en pneumologie à Paris. Mais ce qui bloque encore, c’est qu’une femme aura plus de difficultés à accéder à certaines spécialités, à la chirurgie, à des postes de chef de clinique ou de Pu-Ph (professeure des universités-praticienne hospitalière). L’argument sera toujours que c’est physiquement éprouvant, qu’il faut être disponible et faire une croix sur sa vie de famille pour faire carrière. »

Entre les gardes, les astreintes, le travail de nuit, et le fait que les hommes ont tendance à se coopter entre eux, en effet, ça n’est pas gagné. «  Même certaines femmes, parmi les infirmières, par exemple, ne nous accordent pas un statut et une légitimité égale. Moi, je veux aussi faire de la recherche, et c’est en grande partie parce que ma supérieure est une femme et m’encourage que je pense pouvoir y arriver. »

D’après de nombreuses études menées outre-Atlantique, la féminisation de la profession est en fait une bonne nouvelle pour l’ensemble des patients ! L’une d’entre elles, portant en 2017 sur 25 millions de consultations, montre que si les femmes médecins ont des revenus moyens inférieurs de 24  %, c’est parce qu’elles fixent des honoraires plus raisonnables, mais aussi parce qu’elles passent plus de temps avec leurs patients (+16  % en moyenne) ! Ce n’est pas du temps perdu, car leurs malades récidivent moins et retournent moins à l’hôpital. Et de conclure  : les femmes pratiquent une médecine de meilleure qualité, plus efficace, plus soucieuse de prévention. Une médecine d’avenir ?

  1. Le collectif Femmes-mixité de la Cgt agit sur de nombreux terrains, y compris sur celui de la santé féminine au travail (voir, par exemple : «  Et si l’on changeait les règles et rougissait sans honte ? »).
,