Jeux olympiques et paralympiques : l’offre de soins tiendra-t-elle la distance ?

Pas de trêve olympique pour les soignants, épuisés, mais contraints d’être sur le pied de guerre pendant la compétition. Les congés seront limités, les primes aussi…

Édition 047 de mars 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Pendant les Jeux de Londres, la demande de soins avait crû de 5% en moyenne. ©Téo Lannié / AltoPress / Maxppp.

Imaginez que vous courez un marathon avec une jambe dans le plâtre et une insuffisance cardiaque. C’est ce qui va être demandé au système de soins francilien, ou plus exactement aux soignant·es, pendant la période olympique. L’hôpital, déjà à bout de souffle, traverse encore plus péniblement les saisons estivales  : la tension sera assurément à son comble pendant les Jeux olympiques, du 26 juillet-11 août, suivis des Jeux paralympiques du 28 août au 8 septembre. L’essentiel, c’est de participer  ? Il s’agirait surtout, semble-t-il, de ne pas gâcher la fête par une désaffection, ou par un mouvement social. Sauf que mi-mars, les soignants ayant accepté de ne pas prendre plus deux semaines de vacances pendant les Jeux ne savent toujours pas dans quelles conditions ils vont travailler, ni s’ils toucheront tous les primes promises à l’automne 2023.

«  Les risques liés à l’événement sont identifiés explique Jean (prénom d’emprunt), expert en gestion des ressources humaines travaillant avec l’Agence régionale de santé (Ars) d’Île-de France. Le plus probable, une canicule, pourrait impacter non seulement les 10 à 16 millions de visiteurs attendus pendant l’événement, mais aussi les Franciliens, qui n’auront pas tous les moyens de céder aux injonctions à quitter la région ou à travailler de chez eux  !  » La recrudescence de fréquentation pourrait aussi engendrer des accidents de la route, des mouvements de foule dangereux, des malaises et intoxications alimentaires, voire une épidémie. Sans oublier les attentats, ou même les cyberattaques, qui pourraient s’avérer tout aussi graves étant donné qu’elles peuvent paralyser la transmission d’informations médicales et le fonctionnement d’un hôpital pendant des semaines…

«  On essaie de prévoir les offres de soins, avance Jean, mais en réalité on évalue en partie au doigt mouillé, en espérant pouvoir mobiliser des renforts en urgence si nécessaire, et on croise les doigts pour que les scénarios les plus anxiogènes ne se réalisent pas. D’autant que restent des inconnues, par exemple les conditions de transport et d’accès – prioritaire ou non – pour ceux qui travailleront dans les zones proches des compétitions… parmi lesquels les soignants…  »

Officiellement, les risques sont envisagés et les effectifs prévus

«  Nos hypothèses s’appuient sur les statistiques des Jeux olympiques et paralympiques (Jop) de Londres 2012, les seules permettant une comparaison avec Paris et jugées fiables, même si elles sont peut-être embellies pour des raisons d’image, et si on suppose qu’il fera plus chaud à Paris  », précise Gwendal Bars, secrétaire général du Syndicat national des affaires sanitaires et sociales-Cgt de la section Ars- Île-de-France. Dans la capitale britannique, les demandes de soins auraient crû de 5  % en moyenne. L’Ars comme l’Ap-Hp (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) tablent sur une fourchette basse, de + 10 à + 15  % mais seulement sur les hôpitaux censés centraliser les prises en charge liées aux Jeux, tout particulièrement Avicenne, Bichat et Georges-Pompidou  ». L’Ars et l’Ap-Hp estiment que cette charge sera absorbable, car elle ne représenterait pas plus de quelques dizaines d’hospitalisations ou consultations par jour. «  L’idée prédomine qu’on pourra en grande partie s’en sortir en réorganisant le travail et les effectifs  » assure-t-il.

Le flou règne aussi, et c’est encore plus net si on peut dire, concernant les primes promises à automne 2023, aux soignants qui accepteront de ne prendre que deux semaines de congés cet été. «  Ils ont été incités à anticiper leurs demandes de congés – parfois dès novembre – mais ne savent toujours pas s’ils sont validées, poursuit le syndicaliste, ni si le sacrifice d’une partie de leurs vacances leur donnera droit à une prime.  » Il semble en fait que seuls ceux identifiés comme travaillant dans les 68 services ciblés des trois hôpitaux de «  première ligne  », pourraient bénéficier de ces primes. «  La Direction de l’Ap-Hp, qui a pourtant appelé tous les personnels à se mobiliser, entend désormais décider seule de qui est considéré comme “mobilisé”, alors que tous les hôpitaux de la petite couronne vont être en surtension, et ceux de Seine-Saint-Denis en zone écarlate  !  » Par ailleurs, les primes ne seront pas égales selon les postes occupés, malgré une implication et un temps rogné sur ses congés équivalents pour tous…

Des soignants ont sacrifié leurs vacances mais n’auront pas de prime

Seraient notamment concernés les services d’urgences, de soins critiques, de chirurgie orthopédique et digestive des trois hôpitaux franciliens. Et il faudrait travailler au moins trente-cinq heures sur cinq jours pendant les jeux pour toucher 800 euros brut pour les catégories C (aides soignants et ouvriers), 1000 euros pour les catégories A et B (infirmiers, cadres, ingénieurs, techniciens) et 2 500 euros pour les médecins. Dans certains établissements, comme aux urgences d’Avicenne, les encadrants et médecins ont d’emblée dénoncé les promesses ambiguës et les discriminations pressenties en refusant de transmettre les plannings par anticipation. Mais ceux qui ont déjà posé et restreint leurs congés et se sont engagés auprès de leur famille se sentent pris au piège. Ils et elles travailleront plus cet été, dans de moins bonnes conditions, avec moins de vacances : mais sans nécessairement toucher de prime.

La promesse de Gérald Darmanin en faveur des policiers et gendarmes qui seront sur le terrain en Île-de-France et aux frontières (jusqu’à 1 900 euros) a d’autant plus attisé la colère des soignants, comme de l’ensemble des fonctionnaires. Outre le fait qu’aucune augmentation de salaire ne leur est proposée pour 2024 – motif de la grève du 19 mars –, ils attendent toujours que se tiennent les négociations promises pour fin 2023 concernant leurs conditions d’implication dans le déroulement des Jeux.

Face aux menaces de grève dans les trois fonctions publiques, brandies notamment par la Cgt, on en est actuellement à des annonces imprécises  : les fonctionnaires de l’État se verraient promettre des primes conditionnées, de 500 à 1 500 euros, sans qu’aucun crédit supplémentaire ne semble prévu, et sans que les critères d’appréciation de l’«  implication  » de chacun soient connus. Des chèques emploi service – jusqu’à 350 euros pour des femmes seules – seraient éventuellement distribués pour faire garder les enfants des parents mobilisés, ainsi qu’un millier de places en colonie de vacances. Là aussi sans garantie sur les places en crèche, en colo, ou les personnes disponibles pour ces prises en charges. Au doigt mouillé, ça passe  ?

À l’Ap-Hp, c’est toujours le flou, et un Cse extraordinaire demandé par l’ensemble des syndicats mi-décembre n’a pas permis d’éclaircir la question des plannings et des primes  : la Cgt a lancé une pétition et demande 2 000 euros pour tous ceux qui travailleront cet été. «  Il nous semble évident que la charge de travail sera plus importante dans toute l’Île-de-France, même avec le renfort des soignants pris au piège en acceptant de restreindre leurs congés, s’indigne Joran Jamelot, secrétaire de l’Union syndicale Cgt de l’Ap-Hp (Usap-Cgt). On sait aussi que les populations des départements concernés – en Seine-Saint-Denis assurément –, verront leurs rendez-vous et leurs soins reportés, et que des délais de prise en charge rallongés représentent des risques accrus pour leur santé. On ne comprend pas que l’argent des Jeux ruisselle pour la vitrine, mais qu’on minimise les efforts que nous allons fournir, parce que les autorités ne veulent pas s’assurer qu’on dispose à la fois de la ceinture et des bretelles pour ne pas risquer de perdre notre pantalon…  ».

Qui fera tourner le centre de soins du Village des athlètes  ?

Dans le village des athlètes, le centre de santé doit pouvoir assurer quelque 700 consultations par jour. © PhotoPQR / Ouest France / Franck Dubray

En l’occurrence, une des vitrines postulant au «  quoi qu’il en coûte  » sera le centre de santé installé au cœur du Village des athlètes, qui seront 15 000 sans compter leur staff. C’est une obligation inscrite au cahier des charges de tous les Jop, et on prévoit qu’il doit être en capacité d’accueillir quelque 700 consultations par jour, que ce soit en médecine générale, gastro-entérologie, radiologie, dentisterie notamment. Le tout gratuitement, financé par le Cojop, organisateur des Jeux, au titre de la solidarité internationale, mais pour un coût estimé à près de 4 millions d’euros, l’excédent devant être pris en charge par l’État.

En théorie, les professionnels recrutés – 200 au pic d’activité, parmi lesquels 35 médecins, une quinzaine d’infirmières, 28 kinés – devaient être des bénévoles, et le matériel flambant neuf être ensuite offert à l’Ap-Hp – il sera finalement loué puis restitué. Et faute de candidats prêts à travailler gratuitement, il est même envisagé de délivrer des autorisations d’exercice ponctuelles pour des praticiens diplômés hors UE (Padhue), alors que ceux travaillant déjà en France se voient opposer tous les obstacles possibles à l’exercice de leur métier  !

Le centre de soin olympique pourrait donc siphonner les potentiels renforts hospitaliers – praticiens libéraux, voire soignants intérimaires –, aggravant la pénurie estivale. Gagner plus, avec un travail valorisant au sein de ce centre de soin – voire bénéficier de gratifications en nature comme des billets pour les compétitions – sera plus tentant.

Les difficultés du système hospitalier pourraient également faire le bonheur d’officines privées prêtes à offrir leurs services aux touristes dans l’urgence, au prix fort, évidemment. «  Le centre de soin sera au final une vitrine coûteuse, souligne Jean, et qui risque de déséquilibrer l’offre de soin en Île-de-France, même s’il permettra de limiter l’engorgement des hôpitaux proches des compétitions »

Continuité de l’offre de soins  : ça passe ou ça casse

Les discours officiels restent pour l’heure un modèle de double langage  : d’un côté on assure qu’il n’y a pas besoin de surmobiliser les soignants, de l’autre on appelle tout le monde à se mobiliser – alors qu’il faudra bien rattraper les congés non pris avant la fin de l’année. D’un côté on estime que 360 ouvertures de lits supplémentaires sont nécessaires cet été (alors que c’est la période où, d’ordinaire, on en ferme des dizaines), de l’autre on jure que cela représentera un effort négligeable, et qu’au pire, on pourra toujours compter sur des réquisitions ou d’autres renforts…

Les soignants se sentent traités comme des pions, maintenus dans le flou, à la merci d’un coup de poker. À l’ombre de la tour Eiffel, la réalité hospitalière n’est pourtant pas reluisante. Soignants comme patients potentiels, soyons donc «  patriotes  ». Pour le prestige de la France et la médaille en chocolat, soignants, à vos blouses. Et pour les autres  ? Interdiction de tomber malade ou d’avoir un accident avant l’automne.

Valérie Géraud