L’open space n’y suffisant plus, de nombreuses entreprises instaurent un système de rotation des salariés sur des postes de travail non attitrés. Dans la pratique, cette flexibilité rigidifie les organisations du travail et explose les collectifs.
« On n’est pas des sardines ! » scandent les salariés de l’entreprise de presse et d’édition Bayard, en tapant sur des casseroles. En ce 14 novembre 2023, jour de comité social et économique (Cse), l’ambiance joyeuse de l’action collective dans le hall d’accueil peine à masquer les inquiétudes. Dans un peu plus d’un an, les 700 salariés du groupe déménageront dans un bâtiment tout neuf, en flex-office. Les premiers plans viennent d’être dévoilés. Or, selon les élus du personnel, il manquerait 800 mètres carrés pour garantir de bonnes conditions de travail.
Fréquemment consultées depuis trois ans sur ce type de projet, Annabelle Chassagnieux et Liliane Bernardo, expertes en santé au travail auprès des Cse pour le cabinet Aptéis, expliquent : « le Covid a rassuré les directions d’entreprise sur la possibilité de travailler à distance, et pas seulement pour les cadres. Le flex-office est indissociable de cette démocratisation du télétravail qui permet d’envisager la rotation des salariés dans les bureaux et, donc, de réduire la surface à louer ». À chauffer et à entretenir, aussi. Les gains sont d’autant plus élevés, constatent-elles, que le passage au flex-office se double souvent d’un agencement en open spaces, avec toutes les nuisances qu’on leur connaît.
« Pas réflexion sur notre travail »
Chez Bayard, le mot flex-office a été lâché par la direction dans un mail envoyé à tous les salariés, sans consultation préalable du Cse. « Un tollé ! se rappelle Bruno Arbesu, délégué syndical Cgt. Ce n’est pas qu’une question d’agencement de l’espace : ça implique un véritable changement d’organisation du travail. » En l’occurrence, aucune « philosophie » managériale n’est mobilisée dans ce projet, regrette-t-il. « Il n’y a pas de réflexion sur notre travail. On essaie de nous rassurer sur le fait que notre taux de flex, 70 % [soit 7 bureaux pour 10 salariés, Ndlr], serait confortable . C’est peut-être vrai à l’échelle de l’entreprise, mais je pense qu’à l’échelle des services, on rencontrera des difficultés pratiques. » Pour les éviter, il aurait fallu expérimenter le flex-office avant le déménagement. Mais la direction a refusé.
Pourtant, maintenant que, selon le 10e baromètre Actineo sur la qualité de vie au travail (1), 21 % des personnes interrogées travailleraient en flex-office (contre 6 % en 2017), les expériences à observer ne manquent pas. Par exemple, dans le quartier du Rer Val-de-Fontenay, en banlieue parisienne, la Ratp possède depuis 2019 un bâtiment nommé Val-Bienvenüe : 2 200 postes de travail sur 32 000 mètres carrés d’open space. L’organisation en flex-office est censée « répondre aux nouvelles façons de travailler » en offrant aux services d’ingénierie de la régie « des espaces plus ouverts et plus variés », peut-on lire sur le site internet Ratp Real Estate. « Plus impersonnels ! », rectifie Céline Cassou, secrétaire générale adjointe de l’Ugict-Ratp.
« Les gens n’ont jamais été aussi éloignés les uns des autres »
« La transition a été très peu accompagnée, raconte la déléguée. Ils ont laissé chaque équipe imaginer l’aménagement de sa zone, sans préconisation. » Conséquence : on y trouve des open spaces bien pensés et d’autres invivables. « D’un étage à l’autre, le taux d’occupation n’est d’ailleurs pas le même », constate la déléguée.Les salariés fuient les espaces mal conçus. Quand ils n’ont pas le choix, ils se débrouillent pour récupérer les postes les mieux placés. « Au final, ça tue les relations sociales. »
Casque sur la tête pour se prémunir du bruit, réunion en visioconférence et envoi de mails pour communiquer, que l’on soit présent in situ ou non. « Les gens n’ont jamais été aussi éloignés les uns des autres. On est obligé de forcer l’organisation de déjeuners, de petits déjeuners, pour avoir des moments conviviaux. »
Selon la météo ou pour éviter les collègues bruyants
Chez Sfr, la pratique remonte à 2017. « À l’époque, se rappelle Thomas*, ingénieur, la direction insistait beaucoup sur le fait de ne pas attitrer les bureaux. Même le “bocal” du grand chef pouvait être utilisé en son absence. » Dans les faits, il restait vide, et des salariés arrivaient dès potron-minet pour retrouver le bureau qu’ils occupaient la veille. « II y avait beaucoup de “surbooking”. On pouvait se retrouver à un autre étage, au milieu de collègues inconnus qui nous faisaient bien sentir qu’on était des intrus. » Depuis, le surbooking n’est plus de mise et les salariés se sont habitués au système. « Si on revenait en arrière, j’aurais l’impression de retourner à la préhistoire », reconnaît-il.
Changer de poste selon la météo ou pour éviter les collègues bruyants a son intérêt. Mais tous les jours, tel Sisyphe, récupérer ses câbles dans son casier nominatif, trouver un poste de travail, rebrancher son PC portable, régler la hauteur de son siège, de son écran, puis tout ranger le soir, c’est lassant. Surtout quand ça ne fonctionne pas. « Personne n’est vraiment attaché à l’état des postes de travail, puisqu’on peut en changer le lendemain… » déplore Thomas. « Toutes ces micro-adaptations, en se cumulant, peuvent contribuer à ce que l’on ne trouve pas sa place dans les espaces de travail », analysent les deux expertes du cabinet Aptéis.
« Un casse-tête pour les managers »
Cette flexibilité, à la fois de l’espace de travail et des horaires, est « un vrai casse-tête pour les managers » souligne Emmanuelle Lavignac, secrétaire nationale de l’Ugict, copilote du collectif Télétravail/numérique. « Il faut jongler entre des relations orales avec les uns et écrites avec les autres, sachant qu’à distance, sentir si un collègue est à l’aise ou non dans ses tâches, s’il va bien ou non, est beaucoup plus délicat, affirme-t-elle. S’ajoutent les contraintes de l’organisation matérielle, quand il faut par exemple penser à réserver un emplacement pour réunir son équipe. »
De fait, remarquent les intervenantes d’Aptéis, le flex-office rigidifie le travail d’équipe et limite la spontanéité dans les échanges, pourtant nécessaire à l’entraide mais aussi à la formation des nouvelles recrues. « Dans ces conditions, les possibilités de construire un collectif de travail se réduisent », observent Annabelle Chassagnieux et Liliane Bernardo. Le même problème se pose aux organisations syndicales : comment construire des intérêts communs quand on n’a plus le sentiment de faire communauté ?
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