Cent quinze tableaux de Mark Rothko à la fondation Louis-Vuitton

De ses débuts figuratifs jusqu’à sa peinture exclusivement faite de couleurs et de lumière, cette rétrospective de l’œuvre de l’artiste états-unien permet de prendre l’exacte mesure de son importance.

Édition 045 de début février 2024 [Sommaire]

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Mark RothkoSacrifice of Iphigenia, 1942 Tiresias, 1944 Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

Célèbre et tout à la fois relativement peu connu en France, Mark Rothko (1903-1970) avait bénéficié d’une rétrospective, en 1999, au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Celle organisée, ces temps-ci, à la fondation Louis-Vuitton, rafraîchit considérablement la mémoire d’un artiste qui pratiqua une abstraction étonnamment singulière, et qui a pu dire : «  Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales.  »

L’ensemble compte environ 115 œuvres, de 1932 à 1970, provenant de de la famille de l’artiste et de grandes collections internationales, institutionnelles ou privées, dont, entre autres, la National Gallery of Art de Washington, la Tate Gallery de Londres et la Phillips Collection. Christopher Rothko, son fils, est l’un des commissaires de l’exposition.

Un navire de verre aux voiles gonflées par le vent d’ouest 

Le parcours s’effectue à la verticale, de la galerie 1 à la 11, au sein du prodigieux édifice dû à l’architecte américano-canadien Frank Gehry, à qui l’on doit déjà, au Pays basque, le musée Guggenheim de Bilbao, chef-d’œuvre de l’art de bâtir contemporain. Gehry a conçu, dans le Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne, comme un navire de verre aux voiles gonflées par le vent d’ouest.

Marcus Rotkovitch naît le 25 septembre 1903 dans l’Empire russe, à Dvinsk (aujourd’hui Daugavpils), en Lettonie. Il est le quatrième enfant d’un couple juif libéral. Il sera le premier de la famille à recevoir une éducation religieuse. Avec sa mère et sa sœur, il émigre aux États-Unis en 1913, à Portland (Oregon), pour y rejoindre son père et ses deux frères partis trois ans auparavant.

La peinture entre définitivement dans son existence

Mark Rothko, Self-portrait (1936), huile sur toile. © Courtesy The Rothko Family Archive/fondation Louis-Vuitton, Paris 2023.

Après l’école primaire, où il est inscrit dans la classe des enfants immigrés, il saute deux classes et entre au lycée Lincoln. Une bourse lui est allouée pour l’université Yale. Elle lui est retirée au bout d’un an. À la fin de ses études, sans diplôme, il s’établit à New York à l’automne 1923.

Il tâte du théâtre sous l’autorité de l’actrice Josephine Dillon, et prend des cours à l’Art Students League de New York, dans la classe du peintre et sculpteur expressionniste Max Weber. La peinture entre définitivement dans son existence.

En route vers l’abstraction

En 1927, Rothko illustre The Graphic Bible, de Lewis Browne. Son nom n’étant pas mentionné sur la couverture du livre, il poursuit, sans succès, l’auteur et l’éditeur, Macmillan. L’année suivante, il rencontre le peintre Milton Avery, dont l’influence sera sensible sur son œuvre. C’est ensemble qu’ils s’achemineront plus tard vers l’abstraction, en compagnie d’un autre artiste de leur génération, Adolph Gottlieb.

Mark Rothko – qui deviendra citoyen des États-Unis en 1939 – exécute alors beaucoup de portraits, dont le sien avec des lunettes noires d’aveugle qui ne voit qu’en lui-même. Sa notoriété grandit. Il expose, en collectif ou tout seul. Les surréalistes européens (Chirico, Miró…), présents à New York pendant la guerre, l’inspireront un temps, après qu’il se soit attaché à maintes figurations de la solitude moderne, dans le métro notamment, puis à des évocations mythologiques d’ordre tragique.

«  Il a plus de force à dire peu qu’à dire plus  »

C’est en 1948 qu’il abandonne définitivement la figuration pour progressivement élaborer sa période dite «  classique  » qui le singularisera à tout jamais  : des rectangles de couleur semblant flotter sur le fond, souvent de format monumental, en superposant des couches de peinture aux effets vibratiles.

De ces tableaux-là, il a pu dire  : «  Ce sont bien des façades [comme on les a appelés]. J’ouvre parfois une porte et une fenêtre ou deux portes et deux fenêtres. Je ne le fais qu’avec ruse. Il y a plus de force à dire peu qu’à dire plus.  » Cette profession de foi prend force de loi au cours de la visite de l’exposition, qui révèle une grande peinture spiritualiste propice à la méditation.

Une aventure sensorielle où s’immerger

Dans les galeries 4 et 7, s’inaugure, sans nul doute, l’école du regard à porter sur l’ère «  classique  » de Rothko, devant des couleurs irradiantes simplement étagées sur deux ou trois rectangles aux contours flous. Dans les galeries 5 et 6, où sont respectivement montrées des Seagrams Murals et des Blakforms, plus graves et sombres, se conforte aussi l’aventure sensorielle où s’immerger.

Dans la galerie 9, par leur format et la relative complexité des accords chromatiques, les tableaux marquent l’apogée de l’art de Rothko dans les année 1960. Dans la galerie 10, où s’érige, selon le désir antérieur de Rothko, la sculpture de Giacometti L’homme qui marche, on découvre l’ultime série des Black and Gray, empreintes d’une fière austérité. 

Néanmoins, jusqu’à sa disparition – il se suicide dans son atelier le 25 février 1970 –, Rothko ne renonce pas aux couleurs vives (galerie 11). La visite se clôt sur les toiles de la chapelle Rothko de Houston, auxquelles il se vouait depuis 1964. La chapelle fut consacrée en 1971, comme lieu de culte interconfessionnel.