Rencontres d’Options -  Rencontres d’Options 1/4 : pas de bifurcation sans métamorphose(s)

La première table ronde des Rencontres d’Options sur le travail et la transition climatique, « Un mode de production à faire bifurquer », a interrogé la crise systémique du capitalisme. Comment s’en sortir ?

Édition 042 de mi-décembre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Comment répondre au défi d’un danger « grave et imminent » ? Aux dernières Rencontres d’Options, quelques 200 participants ont débattu des voies et moyens pour y parvenir. DR

Ce 14 décembre, la Cop 28 des Émirats arabes unis vient de se clore – nous y reviendrons en janvier. Comme chaque année, l’impératif consensus s’accompagne de freins à toute avancée significative dans les actes. L’accord arraché au bout de la nuit ne laisse guère espérer que les timides engagements pris feront émerger de réelles solutions pour répondre à l’urgence  : réduire d’urgence les émissions de gaz à effets de serre, en renonçant avant tout aux activités recourant aux énergies carbonées (pétrole, gaz, charbon). 

«  Nous sommes confrontés à une crise systémique, liée au capitalisme et à ses excès, au productivisme et à la consommation de masse – en particulier dans les pays les plus développés – et au déni des limites de la planète, rappelle Fabienne Tatot, secrétaire nationale de l’Ugict, en charge du collectif Environnement. Cette course effrénée interroge aussi le travail et le sens du travail, les études que nous menons en témoignent. Les jeunes sont particulièrement mobilisés, et nombre d’entre eux, qui ont rejoint la Cgt cette année, en font une priorité  : changer l’entreprise et le travail, c’est un levier déterminant pour répondre à l’urgence climatique.  »

La crainte des délocalisations

Face à l’inaction de nombreux acteurs économiques et politiques, les travailleurs et le syndicalisme sont-ils prêts à relever ce défi  ? Chargé des questions environnementales au bureau confédéral de la Cgt, Sébastien Ménesplier, également secrétaire général de la fédération Cgt Mines-Énergie, estime que la Cgt avance dans la prise de conscience que le modèle productiviste a fait son temps, et dans sa réflexion sur les moyens pour changer de logiciel. «  C’est parfois difficile pour certains salariés de l’admettre, car ils craignent que des critères environnementaux contraignants pour les entreprises en France les poussent à délocaliser.  » 

C’est ce qu’elles ont fait et continuent de faire pour baisser leurs coûts de production, en particulier par le dumping social, qui consiste à sous-traiter ses productions dans des pays où les salaires sont bas et les droits sociaux inexistants. «  Pourtant, nous n’avons pas le choix, souligne Sébastien Ménesplier. Mieux vaut anticiper les évolutions et les reconversions que les subir. La Cgt s’engage dans un plan d’action ambitieux, avec le souci de convaincre que la crise écologique doit aussi être envisagée comme une “opportunité” pour repenser le travail et avoir des exigences sociales fortes pour accompagner la transformation des modes de production, des entreprises, du travail.  »

«  On triche, on pollue ailleurs  »

Alain Quinet, haut fonctionnaire et économiste à France stratégie, structure de pilotage de nos politiques publiques de transition écologique, estime que l’Europe – et la France en particulier – sont déjà bien engagées, puisque «  depuis 1990, les émissions mondiales de gaz à effet de serre (Ges) ont progressé de 58  % au total, mais ont baissé de 27  % en Europe  ». Il est immédiatement interrompu  : «  Mais on triche, on pollue ailleurs  ! Nous exportons et sous-traitons ailleurs nos émissions de Ges, notre empreinte carbone reste catastrophique », s’écrie Yamina Saheb, docteure en énergétique, autrice du volet III du rapport du Giec en qualité d’experte des politiques d’atténuation du changement climatique. Le vrai calcul devrait se baser sur le moment où on a commencé à coloniser l’atmosphère  ! Le changement climatique est le résultat du cumul des émissions de Ges depuis le début de l’ère industrielle, et du développement des pays occidentaux.  » 

La scientifique ajoute que ce modèle de développement perdure, et qu’il n’y a donc pas de raison d’attendre qu’une Cop élabore un plan de sortie des énergies fossiles  : «  Certains pays restent totalement dépendants de l’extraction et de l’exportation de ces ressources, sans que pour autant leurs citoyens en bénéficient en termes de développement, au Nigeria par exemple. Notre modèle reste colonial et maintient la partie la plus vulnérable de l’humanité dans la précarité  !  »

Les transports, seul secteur à augmenter ses émissions de Ges

«  La France doit certes accélérer et intensifier ses efforts, passer à des actions concrètes, reprend Alain Quinet. En matière de politique industrielle et énergétique notamment, en fabriquant ici, à partir d’infrastructures et d’alternatives décarbonées, également dans l’urbanisme ou dans l’usage des sols.  » Caroline Blanchot, secrétaire générale de l’Ugict-Cgt, précise : « Nous n’allons pas assez loin, pas assez vite, et parfois dans le mauvais sens. Comment le syndicalisme peut-il prendre en compte ce qu’on peut qualifier de danger grave et imminent ? La France a été plusieurs fois condamnée pour inaction climatique, et on peut identifier là où cette inaction reste flagrante. On ne prend toujours pas au sérieux la nécessité de mettre un terme à l’artificialisation des sols, qui se poursuit. » La production d’énergie renouvelable reste insuffisante. Les transports sont particulièrement pointés : c’est le seul secteur qui continue d’augmenter ses émissions de Ges, et les pouvoirs publics continuent d’encourager le transport routier au détriment du fret ferroviaire. 

«  Au travail aussi, insiste Caroline Blanchot, nous disposons de marges de manœuvre importantes, en particulier par la réduction du temps de travail, dont il a été prouvé qu’à grande échelle, elle avait un impact positif sur les émissions de Ges. Les citoyens comme les salariés s’engagent par des gestes individuels, mais il nous faut entraîner les entreprises et les pouvoirs publics dans des choix à une toute autre échelle pour impulser une véritable métamorphose du système.  »

La Cgt porte des projets de reconversion

Métamorphose  ? Le mot s’impose dans les propos de tous les intervenants. «  Il faut des années pour construire des projets qui prennent vraiment un virage radical avec le modèle actuel, qui transforment l’appareil productif tout en garantissant des emplois et le progrès social, poursuit Sébastien Menesplier. Les reconversions imposent des formations et doivent être anticipées, ce que les entreprises font rarement. La Cgt a porté de nombreux projets sur des sites qu’elle savait condamnés faute de projections sur le long terme. C’est le cas par exemple avec le projet Ecocombust, validé par les pouvoirs publics ou par des entreprises comme Edf, mais dont la mise en œuvre reste en attente. Pas assez rentable à court terme  ?  »

Ces dernières décennies, les entreprises ont en effet priorisé la rentabilité à court terme et le versement de dividendes aux actionnaires plutôt que les investissements, négligeant les conditions sociales ou environnementales de production, mais parfois aussi leur propre pérennité, pour ne pas dire l’avenir tout court. «  Les jeunes salariés ne veulent plus s’engager dans ce type d’entreprise, et pour les cadres et cadres sup déjà en poste, l’impossibilité de se projeter dans un avenir qui ait du sens devient une réelle souffrance, assure Caroline Blanchot en citant plusieurs enquêtes. Pour les entreprises qui ne s’investissent pas réellement dans un véritable changement de leur fonctionnement et de leurs objectifs, cela deviendra de plus en plus difficile d’embaucher des jeunes qualifiés et motivés, et de les garder. On va droit dans le mur alors que c’est possible de produire et de consommer autrement.  »

«  On doit métamorphoser la société  »

Quelles sont les marges de manœuvre pour opérer les changements nécessaires ? «  Considérons par exemple la réduction du temps de travail comme un élément constitutif de la sobriété vers laquelle on pourrait tendre, poursuit Yamina Saheb. Gardons toujours à l’esprit que l’exploitation de la planète a des limites, réfléchissons à ce que pourrait devenir le travail – y compris à reconnaître celui qui n’est pas reconnu. Réinventons-le pour le bien-être de tous, l’éducation, la santé, les liens sociaux. Il me semble qu’à sa création, le syndicalisme Cgt s’est fixé comme valeurs de référence “bien-être et liberté”. Des points de repères essentiels ! On nous propose de remplacer une technologie par une autre ; ce n’est pas suffisant, on doit métamorphoser la société, le processus est inévitable. »

Alain Quinet a pour sa part proposé dès 2008 une sorte de boussole ou d’outil économique pour convaincre les décideurs d’agir eux aussi : la « valeur tutélaire du carbone ». Il s’agit de mesurer le coût collectif de l’émission d’une tonne de carbone et donc, d’évaluer la somme qui aurait pu être investie pour le bien-être collectif : «  Nous avons voulu nous inscrire dans une démarche de socio-économie, en promouvant les gains non financiers évalués en bien-être, en temps, en sécurité. » En attribuant une valeur à l’action pour le climat, il a ainsi été décidé d’établir que, d’ici à 2030, chaque tonne de CO2 non émise représenterait 250 euros non dépensés pour décarboner. Alain Quinet précise : « On utilise les schémas de l’économie dominante pour faire comprendre que certaines actions peuvent être considérées non en fonction de leur seul coût, mais aussi en fonction des économies induites. Sous Donald Trump, les Américains pensaient qu’agir pour le climat n’avait aucune valeur, ce qui n’est plus le cas sous Joe Biden. Ce sont désormais des points de repères qu’on utilise dans les choix d’investissements publics. »

L’État se contredit en soutenant le projet d’A69

«  La France est en tout cas le seul pays qui évoque la sobriété dans sa planification écologique, souligne Yamina Saheb. Certes, un mot ne suffit pas à changer les comportements des individus ou de toute une société. D’autant que cela n’empêche pas l’État de se contredire en soutenant le projet de construction de l’autoroute A69, comme si les engagements se réduisaient à énoncer des concepts.  » Les comportements aussi peuvent évoluer, comme le montre la baisse de la consommation électrique durant l’hiver 2022, encouragée par les pouvoirs publics… même si elle était davantage motivée par une possible pénurie que par une conscience écologique… 

Bref, même pour les convaincus, difficile d’adopter un mode de vie et un travail compatibles avec tous ses engagements. «  Il faut en tout cas rendre compatible travail, justice sociale et environnement, insiste Sébastien Ménesplier. La Cgt y travaille et organise le 28 mai des Etats généraux pour aller plus loin dans la réflexion collective, et se projeter sur les filières industrielles, les services publics, les nouveaux métiers qui répondront à ces enjeux et aux besoins des populations » 

«  Si nécessaire, renationaliser certains secteurs  »

Pour Yamina Saheb, « les salariés comme tous les citoyens doivent aussi peser au niveau de l’Europe. Elle constitue une puissante économie mondiale qui peut imposer des normes environnementales et sociales y compris aux produits qu’elle importe. » Un mécanisme de taxe d’« ajustement carbone » doit notamment être imposé à partir de 2026 sur les produits à forte empreinte carbone. « Nos décideurs doivent revoir leurs objectifs estime pour sa part Caroline Blanchot. L’État doit reprendre sa place dans les investissements publics : si nécessaire, renationaliser certains secteurs pour répondre aux besoins sociaux, et s’assurer que même les plus riches participent à l’effort collectif nécessaire à la transition climatique. » 

Sortir d’un système cynique ou culpabilisant, gagner du pouvoir sur son travail, sur le fonctionnement de son entreprise, constituer un contre-pouvoir pour imposer de véritables changements de perspectives  : un programme partagé par les quelques 200 participants aux Rencontres d’Options. Au travail  ? ! 

Valérie Géraud