Revue de presse -
Cinéma : en haut des marches, la protestation
À Cannes, le discours de Justine Triet, récompensée par la Palme d’or, a relancé le débat sur le financement du cinéma français et soulevé une virulente polémique autour du thème de l’« ingratitude » supposée de la réalisatrice.
« Ingrate », « illégitime », « enfant gâtée », « rebelle de salon »… Comme le constate L’Humanité, quiconque lit la presse au lendemain du discours de Justine Triet, Palme d’or à Cannes, est frappé par la virulence des attaques. C’est qu’on ne critique pas la politique d’Emmanuel Macron impunément, qui est plus est en clôture d’un événement culturel célébré mondialement. Du Guardian au Royaume-Uni, à El Païs en Espagne, en passant par La Repubblica en Italie, les propos de la réalisatrice d’Anatomie d’une chute, à qui L’Express n’hésite pas à décerner une « Palme d’or de la bêtise » ne passent pas inaperçus. En Allemagne, le Süddeutsche Zeitung relate factuellement : « Après avoir remercié les acteurs et le reste de l’équipe du film, elle a évoqué les “contestations historiques, extrêmement puissantes, unanimes” de la réforme des retraites, qui sont “niées et réprimées de manière choquante”, et a critiqué “ce schéma d’un pouvoir dominant et de plus en plus décomplexé”. »
Question : Justine Triet est-elle ingrate ? Sur le site de Radio France, cette question fait l’objet du podcast En toute subjectivité par Dov Alfon, directeur de la publication et de la rédaction de Libération. Revenant sur la réaction de la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, se disant « estomaquée par son discours si injuste », il ironise : « En fait on aurait été estomaqué si (Justine Triet) s’était prononcée pour la réforme des retraites. » Puis commente : « Des Oscars d’Hollywood jusqu’au festival de Berlin, les discours des lauréats sont souvent politiques. On notera que nos ministres de la Culture applaudissent quand un cinéaste critique un gouvernement étranger, du droit à l’avortement à la guerre en Irak. Mais une phrase critique d’Emmanuel Macron, houlà, ça va trop loin ! »
« Sois subventionné et tais-toi »
Ce procès en ingratitude est balayé dans Les Inrockuptibles. Dans un billet titré « Justine Triet face à la hargne », Jean-Marc Lalanne explique en quoi le terme est « problématique » : il « implique que l’obtention de subventions publiques construit une dette des artistes auprès des gouvernements qui organisent la distribution des subventions. Et qu’une des façons de s’affranchir de cette dette serait la suspension de tout exercice critique quant à l’ensemble des actions politiques de ce gouvernement ». Comme si « le libre-arbitre critique serait muselé par une nécessaire “gratitude” envers la supposée main qui les nourrit ».
Ce que Médiapart résume d’un titre : « La Macronie au monde de la Culture : sois subventionné et tais-toi ». Antoine Perraud déplore un « retour en arrière vers les ténèbres pompidoliennes », en relatant : en mai 1973, « le ministre des Affaires culturelles […], Maurice Druon, donna à l’Agence France presse un entretien dans lequel il prononça une phrase infâme devenue fameuse : “Les gens qui viennent à la porte de ce ministère avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre devront choisir.” » Sa conclusion est cinglante : « Rima Abdul-Malak […] se druonise sous nos yeux. Anatomie d’une chute… »
Un discours de cinéaste
Sur le fond, le discours engagé de la réalisatrice ouvre le de débat sur le système de financement du cinéma français, dont les aides proviennent d’ailleurs essentiellement de taxes sur les prix d’entrées et les recettes publicitaire des chaînes de télévision. Les articles se font tantôt pédagogiques, tantôt polémiques en jetant la lumière sur un monde « divisé », comme l’écrit Le Monde.
Le travail de France Info relie les deux tonalités et exprime la crainte « que la rentabilité vienne à primer ». En citant le communiqué de la Société française des réalisatrices et réalisateurs qui, sans réserve, apporté son soutien à la réalisatrice, il explique : « Depuis 2019, le milieu s’inquiète d’un rapport réalisé par Dominique Boutonnat, devenu depuis le patron du Centre national de la cinématographie (Cnc), sur le financement du cinéma, préconisant de développer la part du privé en complément des soutiens publics existants. » De fait, Justine Triet « n’a pas manqué d’estomac », pour reprendre la formule de Maurice Ulrich dans L’Humanité.
Sur Slate.fr, l’éditorial de Jean-Michel Frodon a l’originalité de faire un parallèle entre le métier de Justine Triet et son propos, en lui reconnaissant la légitimité à s’exprimer ainsi : en cinéaste. Tentative du pouvoir de balayer sous la moquette les oppositions à la réforme des retraites et les modifications en cours du système public accompagnant le cinéma : « Justine Triet a lié les deux sujets, souligne-t-il. C’est-à-dire qu’elle a, exactement comme dans son film, opéré une composition qui montre comment fonctionnent ensemble des processus apparemment disjoints, ou relevant de différents enjeux. Soit, précisément, ce que fait, ce qu’a à faire la mise en scène et ce pour quoi elle venait de recevoir la Palme d’or ». Action !
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