Romans – La littérature prolétarienne, plus vivante que jamais

Comme dans une (fausse) charade, trois premiers (et excellents) romans : le premier dans un fast-food,

le second dans une usine et un abattoir,

le dernier sur le rail

le tout pour évoquer le travail…

Édition 027 de mi-mars 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

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En salle propose un voyage. Non pas un voyage exotique avec plages et palmiers, mais un voyage qui se déroule entre enfance, adolescence et monde adulte, entre les rêves de jeunesse et la réalité du travail, entre une relative liberté juvénile et l’aliénation par le travail. La narratrice a joué à la marchande avec son petit frère Nico, elle derrière une caisse enregistreuse miniature et lui commandant un granité bleu («  Glouglou, merci Madame, c’est très bon, ça coûte combien  »). Mais lorsqu’elle a 20 ans, elle s’embauche dans un fast-food et il n’est plus question de jeu  : «  Le tiroir de la caisse enregistreuse me rentre dans le ventre, la même caisse que j’avais en jouet, et pourtant je sursaute à chaque fois, je ne m’y attends jamais.  »

Ainsi se rythme le roman, entre les souvenirs d’avant et le présent. Et les souvenirs de gamine ont aussi leur tempo  : le père, ouvrier, fait les trois huit. «  Quand il n’est pas à la maison, on sait qu’il est au travail et quand il rentre, on sait qu’il repartira, sans savoir quand.  » Heureusement, il y a les retours de vacances avec l’arrêt au fast-food et son odeur de friture, «  l’odeur de la fête, de la capitulation parentale  ».

L’odeur de la fête s’évapore

Quelques années plus tard, lorsqu’elle est au «  drive  » ou en salle («  le royaume dont personne ne veut  »), lorsqu’elle fait un tour de balayette, change les poubelles, nettoie les toilettes, ramasse «  les gobelets, les sacs, les serviettes en papier, les emballages des hamburgers, les sachets de sauce, les pailles les cuillères les pots de glace les mouchoirs les tickets de caisse les mégots les chewing-gums  », voire lorsqu’elle mime une activité (l’errance est proscrite), l’odeur de la fête s’évapore au profit des cadences culinaires.

Culinaire  ? Non, «  ici personne ne cuisine, nous sommes occupés à garantir une température élevée, un aspect correct, conforme à ce que le client connaît déjà ou a pu goûter dans un autre restaurant de la chaîne. Nous manipulons l’équipement de production et nos gestes sont les mêmes que ceux des équipiers d’il y a vingt ans  », précise-t-elle lorsqu’elle est dans l’huile, quatre heure trente à faire des frites.

La manageuse, «  une sorte d’automate  »

Le roman de Claire Baglin sonne comme un morceau de jazz. Les temps forts sont marqués par la répétition du travail, les contretemps syncopant le tout par des fragments d’enfance où pointent les règles de l’usine du père. Quelle valeur a donc le travail  ? Est-il de même nature au temps des usines et des fast-foods  ? Reste que la manageuse «  est une sorte d’automate qui fait chaque jour son tour de piste  » et «  dans sa bouche, l’ordre des mots est celui de la machine  ».

Fast-food, une usine sans le nom  ? Sans solidarité néanmoins, car l’ubérisation est en marche. Claire Baglin écrit d’une manière fluide, sans aucun détour, d’une langue alerte, sans jugement, rendant brillamment la suffocation et l’aliénation au travail. Ce premier roman marque la naissance d’une grande écrivaine.

L’usine donne le rythme

En 2015, Joseph Ponthus quitte la région parisienne pour suivre son amoureuse, destination la Bretagne. Là, il ne trouve pas d’emploi correspondant à ses compétences. Il s’inscrit dans une agence d’intérim qui l’envoie comme ouvrier dans une conserverie de poissons  : d’abord à la ligne des poissons frais, puis des poissons panés, à l’égouttage des tofus, et pour finir à la cuisson des bulots. Il quittera cette usine pour embaucher dans un abattoir.

Pendant ces années, il noircit ce qu’il nommera ses «  feuillets d’usine  ». En 2019 ils sont publiés dans un recueil intitulé À la ligne. Joseph Ponthus le dédie «  fraternellement aux prolétaires de tous les pays, aux illettrés et aux sans-dents avec lesquels j’ai tant appris ri souffert et travaillé  ».

Telle une poésie en vers libres

Évidemment, le À la ligne fait référence aux lignes de production. Mais surtout, le roman n’a aucune ponctuation. C’est un agencement de phrases, telle une poésie en vers libres. L’usine donne le rythme  : «  Sur une ligne de production, tout s’enchaîne très vite, expliquait-il dans Libération en janvier 2019. Il n’y a pas le temps de mettre de jolies subordonnées. Les gestes sont machinaux et les pensées vont à la ligne.  »

Il précise  :

«  Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste

Tenace comme une arête dans la gorge

Non le glauque de l’usine

Mais sa paradoxale beauté  »

Et de conclure  :

«  Il y a qu’il n’y aura jamais

De

Point final

À la ligne  »

En 2021, Joseph Ponthus décède à 42 ans. Un cancer a mis un point final à la vie de cet original et talentueux écrivain.

Dans la locomotive

Même recherche de cadence dans l’étonnant Mécano, premier roman du cheminot Mattia Filice, un texte en partie en vers qui souligne le rythme du rail  :

«  Avec un doigt

j’arrête un train

une masse autour de quatre cent soixante tonnes

quatre cent soixante mille kilogrammes

six mille fois la mienne

que mes phalanges font stopper net  »

Nous, lecteurs, sommes les voyageurs du train, des voyageurs auxquels l’auteur permet d’entrer dans la cabine de conduite de la locomotive, d’être au cœur de la machine, de visiter les gares, de parler cheminot, d’entendre du wolof, de l’allemand, de l’italien et du bambara, de rencontrer Pablo, Gaël, Kamal, Yann, Gérard, Adama, Hervé (liste non exhaustive) et des sangliers, d’être la vitesse, de porter le poids de la responsabilité, de rouler pendant des heures, des milliers de kilomètres, de frémir à chaque danger, de faire la grève, de devenir un régime spécial… Ce texte épique est une prouesse romanesque, un roman social et politique.

Le voyage ne s’arrête pas… et à la ligne de chemin de fer, il n’y aura jamais de point final.

  • Claire Baglin, En salle, Éditions de Minuit, 2022, 160 pages, 16 euros.
  • Joseph Ponthus, À la ligne, Folio, 2019, 288 pages, 8,10 euros.
  • Mattia Filice, Mécano, P.O.L, 2023, 368 pages, 22 euros.