Romans – Caravane avec vue

Fable sociale doublée d’un polar campés sur un rivage estival, Justin Coudures nous introduit dans l’univers singulier, rugueux et attachant du jeune auteur Adrien Girault, Portant en étendard la langue de son personnage, celui-ci tisse une chronique de fin d’adolescence, qui pose ses premiers mots sur ses désillusions, sa colère et son refus des déterminismes sociaux. Non sans humour.

Édition 044 de fin janvier 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

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« Chaque dimanche, elle ramène des chemises toutes pétées dans les brocantes : quand je les essaie, j’ai une tête de tueur en série, et ma mère, elle dit, oh, elle est super, elle te va bien. Moi, je lui dis qu’elle est affreuse, normal, et elle finit par dire que je n’aime rien et que je suis un enfant gâté et que si elle avait dit ça à ses parents. » Va pour les fringues. Et pour la bouffe ? « Les soirs où on va faire les courses, ma mère s’arrête des plombes dans chaque rayon. Quand elle est de retour au chariot, il suffit de regarder la gueule des produits pour deviner comment c’est bon. Ils créent du cousu pauvres. »

Avec sa mère, Justin Coudures habite un micro-pavillon, qu’il faut laver « de fond en comble » avant de partir en vacances. « Ordre de ma mère. » En vacances, ils partent avec le citron, le camion de Jean-Marc, le beau-père. Le camion a une « carrosserie jaune infâme » et Jean-Marc « une casquette Esso » et des « Crocs pieds-nus. » Et « un pantalon fatigué comme lui, qui bloblotait au-dessus des godasses. Dépassé par les événements, usé au niveau des fesses et des genoux, marqué par l’emplacement du téléphone à la poche droite. Mal en point » comme son propriétaire, Jean-Marc, « qui progresse à la verticale vers le minibar et « d’une main sûre, un air négligé collé sur la bouche, farfouille dans le tiroir sous la table pour en extraire la fiole de whisky. L’étiquette jaune. Le design bon marché. » Ce beau-père travaille aux abattoirs. « De temps en temps, il parle des animaux qu’il côtoie. Jamais des gestes. » Il connaît la mort, il la respire jusqu’au « dégoût de lui-même »  : il mange liquide.

Brian et les autres

Les vacances, c’est sur une île, « genre d’île d’à peine mille habitants à l’année qui passe «  en mode fourmilière l’été. » Logés « dans deux caravanes côte à côte », celle des parents et celle de Justin, dénommée la «  carlove  ». Le temps s’ébroue entre les barbeucs, les cubis, les bières, le pastis, le foot, les chips, la fumette et les pipas et encore et toujours le foot et plein d’autres «  activités  » bien plus chocs que chics.

D’abord, « il faut nettoyer le terrain, sur un grand pré grillagé à l’orée de la forêt. Mais c’est cosy, avec le temps on a procédé à de petits arrangements, un parterre de fleurs, une terrasse en bois aux portes des caravanes », sans oublier la douche solaire et les projets jamais réalisés, car Jean-Marc les avait abandonnés, « happé par un besoin urgent, genre racheter un pack de bière en sécurité ».

Mais surtout, l’été s’occupe avec la bande de copains. C’est surtout Brian qui compte. Les autres, il les aime bien. « On se respecte, tranquilles. On se voit parce qu’on est là, mais quand je suis de retour au micro-pavillon, sur le continent, ils ne me manquent pas. Sauf Brian et son frère », dit-il. Brian, malgré ses années en centre de formation, n’est pas devenu footballeur professionnel. C’est quand même le « meilleur joueur de la bande, haut la main ». Justin et Brian forment une paire, des amis qui peuvent comprendre que parfois, on ne dit rien « parce que le silence est plus fort » ou que l’on « crie du vent ». Un frère.

Et il y a Noomi. Sa bouche, son grain de beauté sur la hanche. Inatteignable  !

Enfin, l’île est écumée par les Jean-Eudes bien fringués à l’aise sur leurs voiliers, et par l’espèce rare qui foule le genre d’endroits que sont les golfs  : « avec un peu d’entraînement, ils se reconnaissent facilement. Voire ils se sentent. Jean-Marc m’entrainant, on jouait à qui en trouvait le plus. Je te raconte pas le délire, c’est de l’ordre de l’espèce invasive. »

Des mots qui collent aux maux

Un soir, à l’heure du loup, sa mère lui annonce que Jean-Marc est introuvable, personne ne sait où il est.

À cet instant précis, ou plutôt à partir de ces lignes, le roman va d’abord doucement mais de plus en plus abruptement se muer en polar, et l’humour devient grinçant. L’air de rien. Sans rien perdre de sa verve, une écriture tel un flot de paroles jaillissant des pensées du narrateur, le juste flow s’entête à la hauteur d’un Justin «  Coups durs  ». Le quotidien est posé, le passé feuilleté, quant au futur… Car quel est le futur pour un post-ado qui perçoit que la ségrégation sociale se distingue dans les corps, dans les mots, la beauté, dans le faire et savoir-faire, la gestion du temps, l’espace, et, de plus, dans tous les codes et règles sociales  ? Il n’est pas du bon côté. Pas de misérabilisme, car l’envers du texte fourmille d’interrogations, de pistes entre-ouvertes, d’espaces et de non-dits, voire de «  trop-dits  », qui construisent la singularité des personnages du roman d’Adrien Girault  : avec le verbe de la discrimination, un langage «  de classe  », ils sont si présents qu’on les entend, qu’on les voit, et même qu’on les reconnaît. Rarement un style littéraire a été à ce point en adéquation et au service de son vaste sujet  : le déterminisme social est-il soluble dans l’alcool, ou l’absence d’issues  ? est-elle fatale, voire les «  bruyants invisibles  » peuvent-ils parler aux lecteurs  ?

Il faudrait être aveugle pour ne pas les écouter.

Adrien Girault n’est pas un beau-diseur, il fait juste de la littérature.