Les ex-dirigeants de France Télécom condamnés pour « harcèlement institutionnel », et après ?

La cour d’appel a réduit les peines, tout en confirmant la culpabilité de l’ancienne direction. Mais quel impact le fait de sanctionner l’entreprise France Télécom des années 2007-2010 peut-il avoir en 2022 ?

Édition 021 de mi-décembre 2022 [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Plateaux en flex-office, salle de « gaming »… Orange a inauguré son nouveau siège social à Issy-les-Moulineaux. © IP3 Press / MaxPPP
La cour d’appel a réduit les peines, tout en confirmant la culpabilité de l’ancienne direction. Mais quel impact le fait de sanctionner l’entreprise France Télécom des années 2007-2010 peut-il avoir en 2022 ?

Quelle valeur accorder au très long arrêt (341 pages) de la cour d’appel de Paris  ? « Une nouvelle juridiction a estimé qu’une responsabilité existait, commente Agnès Cittadini, avocate de la Fapt-Cgt, qui s’est constituée partie civile. L’arrêt est temporaire jusqu’à ce que la Cour de cassation statue, mais c’est tout de même un outil. C’est la première fois que le harcèlement institutionnel est reconnu pour une communauté de travail aussi importante et dans une situation où les harceleurs ne connaissaient pas directement les victimes.  » L’avocate souligne également le fait qu’Orange n’a pas fait appel et que l’entreprise est donc, elle, définitivement condamnée.

Un plan d’économie de 1 milliard d’euros chez Orange

Dans quel contexte arrive cette décision de justice  ? Le groupe Orange vient d’inaugurer «  Bridge  », son nouveau siège ultramoderne, à Issy-les-Moulineaux. Plateaux en flex-office, espaces de coworking, arbres, salle de gaming équipée d’un billard… Dans une interview donnée à la chaîne Youtube Business Immo, Séverine Legrix de la Salle, directrice du projet Bridge explique  : «  Ceci n’est pas un bâtiment, c’est un voyage. Parce que quand les hommes circulent, les idées circulent.  » La direction dit vouloir, avec ce bâtiment, «  démontrer que l’on peut travailler différemment  ».

Pourtant, dans l’enquête trisannuelle que le cabinet Secafi réalise auprès des salariés d’Orange, les courbes d’indicateurs de stress et de fatigue montent régulièrement depuis 2012. Pour cette 5e édition, 33 600 salariés (soit 43,3  %) se sont exprimés sur l’évolution de leurs conditions de travail. Les managers s’inquiètent pour les effectifs de leurs équipes  ; 58  % des 2 333 répondants qui encadrent entre 11 et 50  personnes considèrent que «  Nous ne sommes pas assez nombreux pour le travail à effectuer  ». C’est aussi le cas pour 55  % des 259 managers qui encadrent entre 50 et 100 personnes. Or, le nombre de salariés de l’entreprise est encore appelé à baisser. La direction a, en effet, annoncé la mise en œuvre d’un nouveau plan d’économie de 1 milliard d’euros, baptisé Scale Up, dont 500 millions seront obtenus par une réduction d’effectif.

Quel « droit à la stabilité »  ?

Matthieu Prudhomme, délégué syndical central adjoint Fapt-Cgt chez Orange, n’a pas vécu les années noires  : il est entré chez Orange il y a sept ans à la sortie de son école d’ingénieur. Pourtant, son parcours dans l’entreprise est la preuve que l’accord Mobilités signé en 2010 n’est pas respecté. Ce texte, censé mettre un terme aux mobilités forcées, prévoit dans son article 1.6 que «  le groupe réaffirme un droit à la stabilité sur les postes  ». En cas de changement de poste ou de déménagement réalisé à l’initiative de l’entreprise, «  le groupe garantit une durée minimale si possible de cinq ans, et au minimum de trois ans de présence sur un nouveau poste, si le (la) salarié(e) le souhaite.  » Or, ce n’est pas ce que Matthieu Prudhomme a vécu  : «  En sept ans, j’ai dû changer deux fois de poste et déménager deux fois.  » Dans ce contexte, la première utilité du récent arrêt de la cour d’appel est à ses yeux de «  rappeler ce qui s’est passé pour éviter que ça se reproduise  ».

Au procès France Télécom, les prévenus se sont défendus en tentant de reporter les responsabilités sur les premiers échelons de la hiérarchie. Dans cette optique, Matthieu Prudhomme s’inquiète d’un projet européen d’autodiagnostic destiné aux managers. Chaque manager devrait s’autoévaluer en remplissant un questionnaire sur l’environnement de travail de son équipe. Un algorithme lui prescrirait ensuite des points d’amélioration. Ce projet européen d’autodiagnostic pourrait constituer une «  façon de défaire le jugement en mettant la responsabilité sur les épaules des managers de proximité  ».

Sept «  accidents brutaux  » depuis le début de 2022

La direction d’Orange a récemment annoncé en conseil d’administration sept «  accidents brutaux  » en lien avec le travail depuis le début de l’année 2022. Quatre au moins sont des suicides, selon les informations rassemblées par la Fapt-Cgt. Récemment, deux accidents du travail mortels ont également eu lieu chez des sous-traitants, à Sainte-Tulle (Alpes-de-Haute-Provence) et à Talizat (Cantal). Entre 2007 et aujourd’hui, le recours à la sous-traitance est devenu massif chez Orange. La justice a reconnu que le management toxique mis en œuvre entre 2007 et 2010 avait eu des conséquences sur la santé des salariés de l’entreprise, poussant certains au suicide. Mais qu’en est-il aujourd’hui chez les sous-traitants  ?

Au-delà d’Orange, quelles suites peuvent être données à cette décision de justice qui reconnaît la responsabilité de dirigeants d’entreprise dans la souffrance au travail de leurs salariés  ? Pour Matthieu Prudhomme, «  on a un fort besoin de droit, à l’heure où beaucoup de salariés se retrouvent à faire des sessions de travail de douze heures, à travailler de nuit, au prétexte qu’on leur a “offert” un boulot et qu’ils doivent le garder à tout prix. Mais laisser la possibilité au salarié ou à son n+1 de prendre des libertés avec ses droits, c’est une décision prise au niveau stratégique, une ligne directrice qui se diffuse dans toute l’entreprise  ».

Pour une inscription dans la loi

Pascale Abdessamad, secrétaire fédérale Sud-Ptt et secrétaire de l’Association d’aide aux victimes et aux organisations confrontées aux suicides et dépressions professionnels (Asdpro), appelle, quant à elle, à la création d’un nouvel observatoire interprofessionnel et intersyndical sur le modèle de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, qui avait rassemblé syndicalistes et experts autour de la souffrance chez Orange. «  La souffrance au travail est interprofessionnelle et touche toutes les strates de la hiérarchie. À partir du moment où on touche tout le monde, on a plus de force  », commente-t-elle.

Au-delà, organisations syndicales et associations parties civiles au procès appellent à un «  travail parlementaire  » qui permettrait à cet arrêt de déboucher sur une «  inscription dans la loi  ». «  Il faut reconstruire une démocratie du travail, et rétablir en premier lieu les Chsct, ainsi que les comités d’entreprises et les délégués du personnel dans toutes leurs prérogatives  », indique le communiqué commun. Le rôle primordial de repérage et de dénonciation du harcèlement joué par les élus du personnel et les Chsct a été souligné à de nombreuses reprises pendant le procès. Alors qu’une nouvelle crise semble se dessiner à Orange, qui jouera ce rôle  ?

Lucie Tourette

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