Collectivités territoriales  : faut-il encadrer, voire interdire le recours aux cabinets de conseil  ?

Devenu un « réflexe culturel », il est vécu comme une mise en cause de l’expertise des cadres territoriaux. Mais sans moyens, difficile de maintenir cette expertise en interne. Débat à l’initiative de l’Ufict-Cgt des Services publics.

Édition 021 de mi-décembre 2022 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

Options - Le journal de l'Ugict-CGT
Les cabinets de conseil emploient, en France, près de 40000 consultants. © AltoPress/MaxPPP
Devenu un « réflexe culturel », il est vécu comme une mise en cause de l’expertise des cadres territoriaux. Mais sans moyens, difficile de maintenir cette expertise en interne. Débat à l’initiative de l’Ufict-Cgt des Services publics.

Cela ressemble à une lame de fond qui, décennie après décennie, gagnerait en puissance, au point que rien ne pourrait lui résister. Lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, le recours aux cabinets de conseil a été «  massif et croissant  », l’État dépensant plus de 1 milliard d’euros en 2021 pour des interventions portant sur des pans entiers des politiques publiques. Mis en lumière par une commission d’enquête du Sénat en mars 2022, ce chiffre est, de plus, une «  estimation minimale  ». Deux enquêtes ont d’ailleurs été ouverte par la Parquet national financier sur les « conditions d’intervention des cabinets de conseil dans les campagnes de 2017 et 2022 ».

S’il est vrai que le phénomène n’est pas nouveau, jouant à plein notamment depuis la Révision générale des politiques publiques (Rgpp) initiée en 2007, il s’est encore accéléré pour devenir un «  réflexe culturel  », souligne Arnaud Bontemps, cofondateur et porte-parole du collectif Nos services publics, comme s’il était intégré que les fonctionnaires ne savaient pas – ou plus – faire, sur fond de réduction des moyens.

Ne s’agit-il que d’un pillage des savoir-faire internes ?

À quelques jours des élections professionnelles du 8 décembre dans la Fonction publique, l’Ufict-Cgt des services publics a organisé un moment d’échanges sur ces pratiques, à l’occasion d’une Rencontre des cadres supérieurs. Son cosecrétaire général, Jésus de Carlos pose ainsi le débat  : les cabinets de conseil remettent-ils en cause l’expertise des cadres territoriaux  ? Faut-il proscrire ces pratiques ou les encadrer, comme le suggère une proposition de loi sénatoriale  ? Au fond, un regard extérieur est-il utile au service public ou ne s’agit-il que d’un pillage des savoir-faire internes  ? L’impartialité est-elle garantie  ? 

Dans tous les cas, les débats montrent une banalisation du recours à ces cabinets, y compris dans la Fonction publique territoriale, exclue du champ de la commission d’enquête sénatoriale. Par exemple, pour l’application des 1 607 heures de travail, comme à la mairie de Nanterre. Tout l’intérêt de cette rencontre est de croiser les regards universitaires et syndicaux, mais aussi professionnels, en permettant de nouer un dialogue entre consultants et cadres territoriaux.

Un réflexe culturel qui s’appuie sur des mythes

Tous s’accordent pour reconnaître que ce «  réflexe culturel  » s’appuie sur une idéologie et sur des mythes, notamment celui de la compétence supposée des intervenants extérieurs. Pour prendre la mesure de cette réalité, Marie-Anne Dujarier, sociologue et autrice d’un essai remarqué, Le Management désincarné (La Découverte, 2017), propose de réfléchir au sujet en termes de «  marché  » (audit, conseil, informatique) : un marché en pleine forme, avec une croissance à deux chiffres, où «  il s’agit de vendre beaucoup en produisant pas cher  ». Ce qui suppose, explique-t-elle, «  une standardisation massive des produits de conseil et des méthodes de travail inscrites dans une division des tâches extrêmement rationalisée  ».

Randja, de la fédération Cgt des Sociétés d’études, fait partie des 40 000 consultants salariés en France. Elle confirme  : «  Recrutés comme juniors, nous ne savons presque rien. Le plus souvent, nous intégrons le marché du travail à la sortie d’une grande école et nous devons dire aux autres comment travailler.  » Pour cela, les consultants disposent d’une méthode  : «  Je caricature à peine en affirmant que nous sommes consultants “service public” comme nous serions consultants “énergie” ou “transports”… Si bien qu’on reprend des PowerPoint dans lesquels on va remplir des cases, en les adaptant à notre nouvelle mission.  »

Injonction à «  produire pour vendre beaucoup  »

En interrogent les pratiques du conseil, mais aussi le sens de son travail ou son éthique professionnelle, la jeune consultante dénonce l’injonction à «  produire pour vendre beaucoup  », avec un objectif de staffing (temps passé en mission) de 100  %, au détriment des périodes de formation.

En réalité, poursuit Marie-Anne Dujarier, les consultants «  n’inventent rien. Recrutés pour leur capacité à manipuler des abstractions sous contrainte de temps, ils appliquent le plus souvent des méthodes éprouvées ailleurs  ». Ces méthodes, montrent la sociologue, suivent une circulation internationale et intersectorielle en franchissant la frontière public-privé, ce qui explique, par exemple, l’application aux tribunaux de Paris du lean management issu de l’industrie automobile japonaise.

«  Nous sommes des instruments au service d’une idéologie qui nous dépasse  »

Dans ce contexte, le conseil peut-il être impartial  ? Parce qu’il s’agit avant tout d’un marché, tout dépend du commanditaire, en l’occurrence une collectivité territoriale. Les cabinets de conseil, en effet, se contentent de proposer l’application d’une méthode à une question déjà posée  ; ils ne participent pas à sa définition. «  Nous sommes dans une transaction commerciale. Avant même de répondre aux besoins de l’usager, l’objectif est de contenter le commanditaire  », souligne Randja. 

Traiter du recours aux cabinets de conseil par ce prisme éclaire la perspective  : «  C’est une volonté politique supérieure interne au service public qui choisit de faire appel à un cabinet de conseil ou d’imposer des contraintes, souvent dans une logique austéritaire. En réalité, on accable les cabinets de maux dont ils ne sont pas responsables. C’est une facilité pour nous  », assure Arnaud Bontemps, du collectif Nos services publics. Une consultante «  manager conseil  » confirme  : «  Nous sommes des instruments au service d’une idéologie qui nous dépasse.  »

Poser la question des moyens des services publics

Et si, demain, le recours aux cabinets était limité, voire interdit  ? Faisons cette hypothèse  : «  Le problème, faute en particulier de ressources internes suffisantes, resterait entier  », avance Arnaud Bontemps, pour qui une telle interdiction ne peut être envisagée sans poser la question des moyens des services publics  : cela suppose une loi de programmation et de «  réinternalisation des fonctions stratégiques  », une dimension pourtant absente de la proposition de loi défendue par les sénateurs Éliane Assassi et Arnaud Bazin pour mieux encadrer ces pratiques. 

À la mairie d’Ivry, on tente ainsi de résister à la banalisation du recours aux cabinets  : «  Nous y parvenons grâce à un haut niveau de service public et de compétences en interne, avec l’objectif de maîtriser de nos choix  », témoigne Hélène Bordelet, directrice générale des services. Pour autant, cela devient de plus en difficile, reconnaît-elle  : «  Du fait notamment de la concurrence entre les collectivités territoriales, c’est un défi de maintenir l’expertise en interne.  »

Christine Labbe