Nul d’entre eux n’imagine comparer sa situation à celle des personnels de « première » ou de « seconde ligne ». Ils occupent des postes prestigieux et ont des salaires d’embauche qui les placent d’emblée parmi les salariés les mieux payés en France. Ils le savent. Pourtant, ils en témoignent, l’épidémie a eu aussi raison de leur patience. Diplômés des plus prestigieuses écoles ou facultés d’économie, de commerce ou de management, ils ne veulent plus perdre leur vie à la gagner. Ils ? Les assistants, seniors ou managers d’Ernst & Young et Associés (Ey), multinationale de l’audit et du conseil en stratégie, l’une des quatre plus grandes sociétés implantées à ce titre sur le marché mondial.
Le cahier revendicatif des consultants
Il y a trois mois, faute d’avoir obtenu l’ouverture de négociations avec leur direction, par la voix de leur intersyndicale Cgt-Cftc-Unsa, ils ont exposé leurs revendications à la presse : strict respect des onze heures de déconnexion entre chaque journée de travail ; maximum de 48 heures de travail hebdomadaires ; compensation des dépassements dès que cette limite est franchie ; défraiement des charges imputables au télétravail ; meilleur partage de la valeur ajoutée ; baisse de 20 % des 20 plus hauts salaires de la firme ; alignement de l’évolution des salaires sur le chiffre d’affaires de l’entreprise. À ce jour, la direction refuse toute négociation. Mais ils persistent et signent.
Du jamais-vu dans le monde très feutré des Big Four. Jusque-là existait dans ce secteur une sorte de contrat implicite, explique Marc Verret, 28 ans, auditeur financier, désormais délégué Cgt et porte-parole de l’intersyndicale. Les jeunes recrues qui venaient y faire leurs armes ne comptaient pas leurs heures, mais recevaient une rémunération d’un niveau compétitif qui progressait jusqu’à leur départ. « La fierté du métier et le statut assuré par un emploi dans une des sociétés les plus prestigieuses du conseil financier aidaient alors à supporter des semaines de 50 heures et plus sans faire valoir ses droits, sans jamais revendiquer », analyse Emmanuelle Lavignac, membre de la Ce de l’Ugict, chargée de la vie syndicale à la Fédération Cgt des sociétés d’études. « Des inégalités, il en existait mais elles restaient supportables, et les salaires progressaient au minimum en même temps que l’inflation, assurant ainsi un maintien du pouvoir d’achat », précise encore Marc Verret.
1,27 fois le Smic
Sauf qu’ici comme ailleurs tout finit souvent par déraper. Elle ne veut pas dire son nom. Mais elle est prête à témoigner. La jeune auditrice qu’elle est aimait son travail chez Ey. C’était son premier emploi, et elle s’était investie corps et âme dans cette entreprise qui avait décroché en 2019 la première place du palmarès Meilleure entreprise où travailler en France, établi par le cabinet de conseil Great Place to Work. Sans doute y croyait-elle, les premiers mois, mais ça n’a pas duré très longtemps. « En période pleine, raconte-t-elle, je pouvais travailler jusqu’à soixante-dix heures par semaine. De 9 heures à 23 heures sans m’arrêter plus que pour manger. Plus d’une fois, j’ai demandé le renfort d’un assistant pour m’aider à faire le travail qui n’était pas de mon ressort. On me répondait qu’il fallait que j’accepte la situation telle qu’elle était. Les effectifs manquaient, il fallait que je m’adapte. » Au bout de trois années à ce rythme, elle jette l’éponge, encore étonnée que ses conditions de vie, dans et hors l’entreprise, aient été si peu respectées.
« Non, l’humain ne peut pas tout encaisser », assène Marc Verret. Avec l’intersyndicale, il a fait les comptes : à raison de cinquante heures par semaine durant l’année, le salaire horaire moyen d’un jeune diplômé, expert-comptable ou auditeur, ne dépasse pas, aujourd’hui, 1,27 fois le Smic. Aucun motif économique ne le justifie : tout au long de la dernière décennie, le chiffre d’affaires consolidé de l’entreprise en France a fortement augmenté. Et la direction n’évoque pas la concurrence étrangère qui la pousserait à maintenir de bas salaires : même entre les salariés actionnaires, jamais les inégalités n’ont été aussi élevées. Et si les auditeurs indiens menacent les conditions d’emploi des salariés en France, ce n’est que pour une unique raison : parce que la société a elle-même organisé cette rivalité en choisissant de délocaliser une partie de son activité vers l’Inde.
Quand l’expertise comptable est son métier et l’audit sa spécialité, on est moins que jamais prêt à s’en laisser conter… Concrètement, rapporte l’intersyndicale, de 2009 à 2019, les salaires des assistants, juniors et managers – soit les plus bas échelons dans la hiérarchie salariale – ont, au mieux, progressé de 3 %. Autrement dit, de 0,3 % en moyenne chaque année tandis que, sur la même période, les salaires du haut de la pyramide ont bondi de 24 %. Une hausse huit fois plus importante. Et l’écart se creuse encore si on se focalise sur les dix plus hauts salaires (+ 32 % de 2009 à 2019) et si on considère la rémunération totale de ces cadres dirigeants, dont la part variable peut représenter jusqu’à 50 %. « C’est simple, explique le militant syndical, il y a encore quelques années, le différentiel entre la plus haute et la plus basse rémunération allait chez nous de 1 à 30. Aujourd’hui, nous l’estimons à 1 à 45, voire de 1 à 50. »
Avec un collectif propre au secteur
La Cgt est toute récente dans l’entreprise. Dans cet univers professionnel où le réseautage est indispensable à la progression de carrière, son installation est d’abord et avant tout le fruit d’une rencontre : celle de Marc Verret et du collectif 92 de la Fédération Cgt des sociétés d’études. Autrement dit, celle d’un homme qui savait pouvoir s’appuyer sur ses pratiques militantes dans la cité pour dépasser la peur de s’engager dans l’entreprise et celle d’une organisation décidée à se déployer jusque dans un secteur aussi compliqué que l’audit financier. Lorsqu’en 2019, juste avant les élections professionnelles, Marc Verret décide de se lancer, il n’a aucune connaissance de la galaxie syndicale. « J’ai frappé à toutes les portes, rencontré tous les syndicats », raconte-t-il. La Cgt, qu’il croise un jour au pied des tours de la Défense, répond à ses attentes. Comme il y aspire, dit-il, elle promeut une « stratégie dynamique et a la conviction qu’il faut établir un rapport de force pour gagner ». Banco. L’accord est conclu.
Aux élections, le tout nouveau syndicat affirme haut et fort ses revendications : respect de la législation sur le temps de travail, partage de la valeur ajoutée selon la règle des trois tiers – un tiers au capital, un tiers au travail et un tiers à l’investissement – et alignement de l’augmentation des salaires sur la progression du chiffre d’affaires. Le résultat est un succès. Dans l’univers très élitiste de l’audit financier, avec 26 % des suffrages, la Cgt arrive en deuxième place derrière le « syndicat maison », qui, lui, a recueilli 67 % des voix. Elle acquiert ainsi le titre d’organisation représentative, ce à quoi ni la Cftc ni l’Unsa ne parviennent.
Pas question pour autant d’en rester là. Pour espérer défendre les droits et salaires des personnels, les trois organisations ont besoin de peser. Ce n’est qu’en intersyndicale qu’elles le pourront. Très vite, décision est donc prise de lancer la structure. En Cse, c’est ensemble que les élus Cgt, Cftc et Unsa portent leurs revendications. Les demandes salariales et celles visant à protéger les conditions de travail y occupent une place centrale mais elles ne sont pas les seules. Ils revendiquent aussi davantage de « démocratie sociale » en réclamant le droit pour l’intersyndicale d’envoyer un mail « par mois ou par trimestre à tous les salariés ». Ils se soucient également de « responsabilité sociale » en réclamant la « mise en place d’un contrat entre Ey-France et Ey-Inde sur les conditions de travail des salariés indiens ». Pour parvenir à ses fins, l’intersyndicale, soutenue par un collectif d’une centaine de salariés, espère désormais conjuguer ses forces avec ses homologues des Big Four en lançant rapidement un collectif revendicatif interentreprises.
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