Rapport Villani : les moyens d’une ambition ?

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Photo : Nicolas Marquès/ KR Images Presse
La France peut-elle devenir un leader mondial de l’intelligence artificielle ? Comment et avec quels outils ? S’il a inspiré la stratégie nationale présentée par Emmanuel Macron, le rapport Villani esquive un certain nombre de thèmes pourtant cruciaux.

Quel est le sens à donner à l’intelligence artificielle ? La question se trouve au cœur du rapport Villani qui, rendu public au printemps, a largement inspiré la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle présentée par Emmanuel Macron, le 29 mars, au Collège de France.

Lors du colloque organisé par la Cgt le 6 novembre 2018, deux interventions ont porté sur les conclusions et les suites à donner à ce rapport : la première a expliqué la finalité des grands axes de cette stratégie ; la seconde en a dressé un bilan critique, en resituant le travail de la commission Villani dans la longue liste de recherches déjà publiées sur le sujet, comme celle de France Stratégie sur le lien entre intelligence artificielle et travail.

Chine, États-Unis, Europe, des usages différents de l’IA ?

Bertrand Pailhès a été nommé coordonnateur national pour la stratégie d’intelligence artificielle. Cette stratégie, explique-t-il, poursuit deux objectifs principaux.

Premier objectif : faire porter par l’IA « les valeurs françaises et européennes dont la finalité est de se mettre au service de l’humain ». C’est une dimension essentielle, car elle distingue la France et l’Europe d’autres grandes régions du monde, comme la Chine ou les États-Unis, porteurs de valeurs différentes. Par exemple : le contrôle social des populations et la reconnaissance faciale à grande échelle en Chine. Le pays a consacré 13,5 milliards d’euros sur trois ans au développement de l’intelligence artificielle.

Second objectif : prendre en compte la future création de valeur. « Comme le numérique de manière générale, l’intelligence artificielle va profondément modifier la manière dont la valeur se répartit dans un grand nombre de secteurs (industrie, santé, services…), explique-t-il. L’enjeu est donc de ne pas être des consommateurs de technologies développées ailleurs, mais de localiser en France la valeur créée par ces technologies. »

Les données, carburant de l’intelligence artificielle

Cette stratégie repose sur quatre axes.

Le premier axe est de renforcer ce qu’il appelle « l’écosystème de recherche », qu’il soit public ou privé. Clef en particulier de l’avancée technologique, avec la capacité à inventer de nouveaux algorithmes, il s’appuie sur les données et les talents « les plus pointus et les plus exigeants ». De ce point de vue, la France, qui possède des capacités de recherche particulièrement importantes, a de sérieux atouts. Dans les prochains jours vont ainsi être choisis 4 à 6 instituts pluridisciplinaires en intelligence artificielle, intégrant les sciences humaines et sociales. Répartis sur tout le territoire, ils seront la tête de pont en termes de recherche sur ces questions.

Le deuxième axe concerne le domaine des données qui sont, en quelque sorte, le carburant de l’IA. Le gouvernement a opté pour une stratégie d’ouverture de ces données, en premier lieu publiques, et veut susciter un meilleur partage entre acteurs publics et privés, dans le cadre d’une logique sectorielle.

« Nous avons une “ sainte croyance”  en nos chercheurs, mais en ayant tendance à confondre, d’un point de vue industriel, la recherche et le produit. Il faut des ingénieurs et des spécialistes du marketing. »

Olivier Ezratty, ingénieur

Troisième axe : s’inscrire dans le déploiement, déjà à l’œuvre, de l’intelligence artificielle « à un rythme soutenu et compétitif ». Bertrand Pailhès cite ainsi deux secteurs clés concernés par ce déploiement. D’abord la santé, qui possède déjà d’importantes bases de données, notamment celle de l’assurance maladie et celle des hôpitaux. L’idée est de créer un hub des données de santé, structure partenariale entre producteurs et utilisateurs de données, qui permette une accélération des innovations, notamment thérapeutiques. Ensuite, le secteur des transports, avec le développement du véhicule autonome. Un défi pour la France, qui a pris du retard. L’ambition est, dans un premier temps, d’être à la pointe de l’expérimentation du véhicule autonome, en impliquant les territoires, les constructeurs et les équipementiers.

Enfin, le quatrième axe de cette stratégie est de construire une vision éthique de l’IA : au niveau international d’une part, avec la mise en place d’un groupe international d’étude sur le modèle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), comme le propose Emmanuel Macron ; au niveau national d’autre part, avec la volonté de s’orienter vers un débat éthique probablement sur le modèle développé par le Comité consultatif national d’éthique pour l’élaboration des lois de bioéthique.

« Même si la réalité est parfois plus prosaïque que celle qu’on veut lui faire porter, même si, dans de nombreux cas, l’intelligence artificielle s’illustre par une “simple” amélioration des procédures. Il faut prendre conscience que l’intelligence artificielle est déjà parmi nous », souligne Bernard Pailhès, pour réaffirmer la nécessité de cette réflexion éthique concomitante.

Une définition des enjeux éthiques

La dimension éthique est justement l’un des points positifs retenus, dans le rapport Villani, par Olivier Ezratty, ingénieur consultant, spécialiste en numérique et intelligence artificielle. Ce n’est pas le seul, explique-t-il, en citant en particulier l’enseignement et la recherche. « Il est clair qu’aucun pays ne peut devenir un leader dans le domaine s’il ne forme pas des chercheurs, des ingénieurs et des développeurs de solutions. »

Il note également un sujet important qui est le rôle des femmes, auquel le rapport consacre plusieurs pages : « Confier aux seuls hommes l’élaboration et la conception de la majorité des solutions qui intègrent l’IA construirait un monde profondément inégal. D’où la nécessité de faire en sorte, notamment, qu’il y ait davantage de femmes dans les filières numériques qui décident de ces solutions et les développent. » Olivier Ezratty plaide non seulement pour un équilibre de genre, mais également social et culturel : « Nous avons besoin d’une plus grande diversité des profils. » Avec, d’un côté, les profils ingénieurs et développeurs qui créent les solutions ; de l’autre les cadres dirigeants et les entrepreneurs qui ont une capacité de décision.

Une vision trop franco-française de l’IA ?

Ceci étant posé, ce rapport pose une question de fond : « Comment devenir bon “chez nous” et construire un “leadership” industriel, tout en développant des capacités exportatrices ? » Y répond-il ? Pas vraiment, répond en substance Olivier Ezratty, qui note plusieurs faiblesses. D’abord celle d’une vision trop franco-française : près de 90 % des propositions du rapport Villani relèvent en effet des usages et du marché de l’intelligence artificielle en France, et non pas dans le monde.

Autre faiblesse, selon l’expert : la manière dont sont abordés les mondes des composants électroniques et de la robotique. Sur le thème de la robotique, le rapport recommande le développement d’un partenariat franco-allemand, mais ne cite qu’un unique exemple en la matière : un projet collaboratif de recherche européen impliquant un seul laboratoire à Toulouse. « C’est évidemment trop peu », estime-t‑il. S’agissant des composants électroniques, si le rapport Villani veut innover dans cette industrie du composant adapté à l’IA, la proposition qui en résulte « se limite à la création d’un supercalculateur, ce qui ne fait pas une stratégie », regrette l’expert. Pour qui, globalement, rien n’est dit sur la nécessité d’une filière française et européenne des composants et des systèmes embarqués.

En quête d’un “moonshot”

De la même manière, il ne prend pas non plus en compte la notion de moonshot. Au sens propre, ce terme désigne le lancement d’un vaisseau vers la Lune. Au figuré, il définit un objet scientifique et industriel ambitieux, susceptible de faire rêver la société civile, les industriels et les chercheurs. Or « tel n’est pas le cas », pour Olivier Ezratty, qui critique enfin la manière dont est traitée la notion de création de produit : « En France, nous avons en quelque sorte une “sainte croyance” en nos chercheurs, mais en ayant tendance à confondre, d’un point de vue industriel, la recherche et le produit. Entre les deux, nous oublions qu’il faut des ingénieurs et des spécialistes du marketing. »

C’est un déficit culturel mais aussi de compétences. Très présentes aux États-Unis, celles-ci le sont beaucoup moins en France, qui doit combler son retard en formant des profils associant à la fois compétences technologiques et « business ». La question est pour lui cruciale, tout comme celle des outils. Il prévient : « Quand on veut gagner des batailles industrielles – rappelons-nous la ruée vers l’or – il faut gagner la bataille des outils. Et dans le monde des logiciels, la plupart d’entre eux sont aujourd’hui maîtrisés par les Américains. Mais il y a encore des opportunités et des places à prendre à l’échelle mondiale. »

Christine Labbe

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