Grèves : conflits en cours, réflexions d’étape

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Christophe Morin / IP3 . Paris, France le 07 mai 2018. Entretiens a Matignon sur la reforme de la SNCF a Matignon. Conference de presse de Edouard Philippe Premier Ministre (MaxPPP TagID: maxnewsfrfour054934.jpg) [Photo via MaxPPP]
Le conflit social, singulièrement interprofessionnel, est un révélateur multiple. S’il est trop tôt encore pour tirer des leçons des mois de mars et de mai, il n’est pas trop tard pour quelques réflexions d’ordre général.

Chaque conflit social est analysé au regard d’un « déjà-vu » ou « déjà vécu », souvent sur un mode exaltant : occupations de 1936, mouvement de 1968, « tous ensemble » de 1995. Or, loin d’un quelconque ready-made, la conflictualité ne s’habille que sur mesure. Saisir « ce qui se passe » et « où cela mène » nécessite davantage la fameuse « analyse concrète d’une situation concrète » (1) qu’une lecture par analogie, utile mais limitée.

Le mouvement de grève, donc. Rappelons une évidence, à ce point majeure qu’elle passerait presque inaperçue : il est à 100 % syndical. Revendications, modalités d’actions, responsabilité de négociation, tout cela relève d’un dialogue entre syndicats et salariés, sans « concurrence » aucune, à l’exception de la « consultation » chez Air France… Chez les cheminots, c’est ce qui explique le choix opéré sur la gestion du rythme de la grève, sous une forme innovante qui inscrit le conflit dans un temps long.

Moins évident bien que réel : actions, grèves et mouvements sont menés sur un mode unitaire, singulièrement en région et dans l’entreprise, en décalage avec les tensions des directions nationales. Comparable ni aux occupations de 1936, ni à la déflagration sociétale libératrice de 1968, ni à 1995, dont le « tous ensemble » révèle en fait l’isolement – en termes d’action – de la grève des cheminots, ce mouvement résonne avec un mécontentement profond concernant les injustices sociales et l’évidence croissante d’un Emmanuel Macron « président des riches ».

C’est que la singularité du mouvement actuel et des difficultés qu’il affronte tient moins à ses formes qu’à son contexte historique, marqué par une mutation radicale et accélérée de l’État, de son rapport à la société, de la société elle-même. Dans ce cadre, les appels quasi incantatoires sommant les organisations syndicales de faire « convergence » trahissent au mieux un malentendu. Les « grands moments » de mobilisations sociales ne se sont jamais faits sans elles mais jamais non plus à leur « appel ». Ils relèvent davantage d’une alchimie sociale et politique instable que d’une stratégie mûrement réfléchie puis mise en œuvre.

La diversité, voire la fragmentation des réalités du travail, des situations sociales, l’inégalité généralisée vis-à-vis des urgences sociales, sans oublier les mises en concurrence de type Uber constituent autant de freins puissants à une épiphanie de la mobilisation. D’où ce paradoxe actuel d’une « convergence » se développant dans des temps et des espaces non synchrones, aux allures d’un collage de Braque plus que d’un puzzle prêt à l’assemblage.

Ce moment est également révélateur des limites d’un syndicalisme historiquement assigné à un jeu de rôle épuisant et sans doute épuisé. La fin de la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide ont institué un acteur tricéphale complémentaire et conflictuel. Au-delà de ces concurrences, qui ont largement desservi le syndicalisme, les trois confédérations s’adossaient à un appareil d’État régulateur exprimant, avec de fortes variations selon les périodes, une vision politique « à la française », marquée par la prégnance de l’intérêt général, la protection sociale et les services publics, la gestion du temps – de travail comme de loisir –, les solidarités familiales et intergénérationnelles. D’où ce problème majeur sur lequel bute aujourd’hui le mouvement social : l’État a changé. Les organisations syndicales elles, peinent à changer d’état.

Emmanuel Macron incarne ce hiatus profond. Plus manager que politique, plus premier de cordée que président de tous, plus technocrate que démocrate, il considère la représentation parlementaire, les corps intermédiaires, la notion de dialogue, qu’il soit civil ou social, comme autant de reliques d’un monde condamné par la modernité « en marche ». Il réhabilite un vieux paradigme selon lequel « une fois que la ligne politique est fixée, les cadres décident de tout » (2). Ce management tout vertical s’habille d’habits neufs et chatoyants mais sa force réside dans sa capacité à capter les aspirations montantes dans la société française et dans la jeunesse. Car il s’agit de leur offrir des débouchés compatibles avec un modèle d’« agilité » qui a toutes les faveurs des stratèges patronaux.

L’Institut de l’entreprise – l’un des think tanks du Medef – réfléchissant à voix haute sur le paritarisme, en livre quelques éléments clés. Fort du constat que « le grand inconvénient du paritarisme est de ne pas savoir faire face au changement, et plus encore aux transformations rapides des relations sociales et des dynamiques économiques », l’institut déplore qu’il « pousse par nature à des compromis et à des réformes paramétriques d’une portée toute relative ». Ce temps est fini : « on peut aussi s’interroger sur son adaptation aux nouvelles réalités économiques et sociales. Celles-ci sont de natures très diverses, mais bousculent en profondeur un système de régulation sociale hérité de la Libération » (3). S’appuyant alors pêle-mêle sur la forte demande de sens dans le travail, sur les revendications croissantes d’autonomie des territoires, sur l’émergence de la génération Y et ses désirs d’horizontalité, l’étude reprend à son compte l’idée « moins de normes et plus de projet » pour introduire un nouveau concept d’entreprise, définie par ses « contributeurs », lesquels seront légion et bénéficieront de statuts d’une multiplicité sans fin. Ces « communautés » à géométries variables et populations plus ou moins pérennes se substituant aux collectifs de travail, la disparition des branches professionnelles et la remise à plat complète du système de représentation et de négociation ne seraient plus qu’une formalité.

Problème majeur : l’État a changé. Les organisations syndicales, elles, peinent à changer d’état. Emmanuel Macron incarne ce hiatus. Plus manager que politique, plus premier de cordée que président de tous. Il réhabilite un vieux paradigme selon lequel « une fois que la ligne politique est fixée, les cadres décident de tout ».

Ce projet – car c’est bien un projet plus qu’une analyse – est en accord parfait avec la loi Travail et sa liberté de l’entreprise à négocier à son niveau. Il éclaire le discours macronien sur « la réforme ». De leur côté, les organisations syndicales saisissent parfaitement les mutations en cours, par lesquelles patronat et pouvoir entendent légitimer leurs politiques. Mais saisir et subir une réalité ne suffit pas pour pouvoir peser sur elle. Surtout lorsqu’on est en état de faiblesse numérique, de division récurrente et systématiquement assimilé à la défense du statu quo.

D’où les difficultés avec lesquelles les trois confédérations sont aux prises avec une crise stratégique partagée. La Cgt connaît de très longue date un débat qui la traverse et la dépasse. Un débat silencieux, trop souvent d’initiés, qui porte sur les objectifs du mouvement : exiger la démission de Juppé, l’abrogation d’une circulaire, faire « la fête à Macron » ou se concentrer sur ses propres revendications ? Ce débat récurrent implique également les modes d’action : convergence ou non des luttes ? Ces questionnements aussi anciens que la Cgt elle-même sont exacerbés du fait de l’échec à court terme de mobilisations importantes.

Dans un autre registre, le récent congrès de Force ouvrière, marqué par le sacrifice symbolique du secrétaire général sortant, exprime la même crise. La fortune électorale de la Cfdt pouvait laisser penser qu’elle attaquait en grande forme le nouveau quinquennat et ses défis. On en est loin. La verticalité managériale qui prévaut au sein de l’organisation a beau limiter considérablement l’expression des dièses et des bémols, il n’est nul besoin d’une oreille parfaite pour saisir les dissonances entre une direction confédérale porteuse d’une valorisation du compromis à tout prix et sa fédération des Transports. La préférence stratégique affichée pour une sorte de bonne entente entre gens supposés intelligents et capables de dépasser les contradictions sociales est aujourd’hui lourdement invalidée par l’absence de partenaire gouvernemental. Les trois confédérations importantes du pays se retrouvent donc, en ayant emprunté des chemins différents, au même point d’arrivée.

Est-il possible de dépasser cette situation au profit du syndicalisme (4) ? C’est en tout cas l’un des enjeux des conflits en cours, au-delà de leur seule dimension revendicative, ce qui exacerbe d’autant la confrontation. Le fait même de l’existence d’un mouvement collectif de grève – interprofessionnel de surcroît – constitue en soi un véritable défi à l’ordre du monde selon Emmanuel Macron. Il rappelle que rien n’est jamais écrit d’avance et qu’il ne suffit pas de manifester l’arrogance des vainqueurs pour remporter la victoire. Cette seule séquence permet d’avancer que si le conflit social reste un invariant, les formes qu’il revêt, les territoires qu’il recouvre, les temporalités qu’il adopte, les alliances dont il procède, tout cela est en mutation rapide et profonde. Et que cette mutation d’ensemble appelle des innovations profondes. Ce sont bien les termes du « tous ensemble » qui sont placés en situation de réévaluation : entre générations, entre groupes de travailleurs, entre catégories de salariés, entre enfin la légitimité syndicale et les autres acteurs du champ social.

Pierre Tartakowsky

  1. Formule de Lénine en juin 1920.
  2. Phrase attribuée à Staline au début des années 1930.
  3. Jean-Charles Simon, Faut-il en finir avec le paritarisme ? Institut de l’entreprise, 70 pages, 2016, préface de Xavier Huillard, Pdg de Vinci.
  4. On se référera à ce sujet à une étude de l’Institut syndical européen (Etui), déjà signalée dans nos colonnes : Michael Stollt et Sascha Meinert (dir.), La Participation des travailleurs à l’horizon 2030. Quatre scénarios, Etui, 72 pages, 2010.
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