Édition 013 - fin juin 2022

L'ÉDITORIAL

Vu d’Europe – dialogue social 2022-2024  : c’est calé

Formation, qualification, devoir de vigilance des entreprises, égalité femmes-hommes, salaires minimums, protection numérique, santé au travail… Alors que la pause estivale approche et que la température monte, des dossiers progressent dans les institutions européennes, et Eurocadres – dont l’Ugict est membre – y contribue.

Par Nayla Glaise, présidente d’Eurocadres

En mai, nous sommes parvenus à un accord sur le programme de travail du dialogue social pour 2022-2024, qui couvre six domaines prioritaires. Voie importante pour les syndicats pour faire valoir nos positions, le dialogue social au niveau européen implique que la Commission consulte les partenaires sociaux avant de présenter des propositions législatives dans le domaine de la politique sociale, tandis que les partenaires sociaux peuvent proposer des accords à la Commission pour adoption par le Conseil. 

En tant que partenaire social européen reconnu, Eurocadres travaillera notamment dans les domaines suivants  :

  • négociation d’un accord européen sur le télétravail et le droit à la déconnexion  ;
  • la transition écologique  ;
  • l’emploi des jeunes  ;
  • la vie privée et la surveillance liée au travail.

La qualification des travailleurs, une priorité

Nous avons également conclu en mai un projet de deux ans axé sur la requalification des cadres, avec notre conférence finale qui s’est tenue à Bruxelles. Ce projet, financé par la Commission européenne, a examiné les obstacles à la requalification, les stratégies pour surmonter ces obstacles et le rôle des syndicats et des partenaires sociaux pour garantir la formation des travailleurs. 

Avec plus de 100 participants au cours de ces quatre événements et de ces deux années, nous avons pu constater que la qualification des travailleurs est réellement une priorité pour les syndicats de toute l’Union européenne.

Être formé sur le temps de travail

La façon dont nous travaillons a considérablement changé au cours des dernières années, même depuis la conceptualisation de ce projet, mais l’organisation du travail doit continuer à évoluer pour atteindre notre plein potentiel. Les travailleurs doivent recevoir la formation nécessaire dans le cadre de leur journée de travail pour assurer simultanément la durabilité et la croissance.

Une transition juste ne sera possible que si les travailleurs reçoivent les outils nécessaires pour s’adapter à un monde du travail en mutation. Comme l’a montré ce projet, le recyclage et la mise à niveau des compétences seront essentiels pour atteindre nos objectifs écologiques et numériques dans les années à venir.

Devoir de vigilance des entreprises

Le 1er juin, nous avons organisé un événement en ligne sur le «  devoir de vigilance  » des entreprises aux côtés de la Confédération européenne des syndicats. Les syndicats et d’autres organisations de la société civile font depuis longtemps pression en faveur d’un devoir de vigilance, ce qui a donné lieu à une proposition législative de la Commission européenne. Toutefois, cette proposition n’apporte pas de changement suffisant aux pratiques des entreprises, et nous continuerons à faire pression pour des dispositions plus importantes. 

Lorsque les entreprises, par leurs activités dans des pays tiers, ont un impact important au niveau local, il devient vital que leur respect des droits de l’homme ne soit pas facultatif. Les activités des entreprises ne doivent pas être uniquement une question de gain financier, car le coût de la mise en place de processus de diligence est faible alors qu’il se traduit par une augmentation de la rentabilité, de la productivité et de l’attractivité des entreprises.

Nous avons été rejoints par des intervenants de toute l’Europe pour discuter de la manière dont les syndicats peuvent influencer les stratégies des entreprises, et comment nous pouvons améliorer la directive de la Commission.

Égalité des sexes dans les directions d’entreprises

Dix ans après sa création, nous sommes également parvenus en juin à un accord sur la directive «  Women on Board  » ou «  Femmes dans les conseils d’administration  », qui garantit que l’égalité des sexes peut exister au sommet des structures des entreprises. 

La directive prévoit que d’ici 2026, des milliers d’entreprises de l’Ue devront compter davantage de femmes dans leurs conseils d’administration, afin de garantir la présence de 40  % de femmes dans tous les États membres. Actuellement, seul un État membre atteint ce critère, ce qui souligne la gravité du problème. Grâce à l’accord final conclu avec les gouvernements nationaux, les entreprises qui ne se conforment pas à cette obligation encourront des amendes.

Contre les violences faites aux femmes

Toujours dans le domaine de l’égalité femmes-hommes, Eurocadres a adopté ce mois-ci sa position sur le projet de directive de la Commission concernant la lutte contre la violence domestique et à l’égard des femmes (position à lire ici). 

Sur ce dossier crucial pour les femmes de toute l’Europe, nous avons identifié neuf domaines dans lesquels nous chercherons à modifier le texte, en renforçant les dispositions relatives à la prévention et à la détection.

Pour l’adéquation des salaires minimums

Après de longues négociations, le texte de la directive sur les salaires minimums adéquats a été approuvé par les négociateurs du Parlement européen, du Conseil et de la Commission. La directive, qui doit encore être signée par les députés européens et par les ministres nationaux, entraînera la création d’un cadre pour l’adéquation des salaires minimums légaux – lorsqu’ils existent – qui garantira la prise en compte par les États membres du pouvoir d’achat, du coût de la vie et de la productivité. 

Elle obligera les États membres à produire un plan d’action pour soutenir la négociation collective, tout en renforçant l’implication des syndicats dans la fixation et la mise à jour des salaires minimums légaux. En outre, la directive imposera aux entreprises bénéficiant de marchés publics de respecter le droit d’organisation et de négociation collective, conformément aux conventions 87 et 98 de l’Oit.

Cette directive est une évolution extrêmement bienvenue pour les travailleurs de toute l’Europe, dont beaucoup ont dû faire face à l’escalade du coût de la vie sans recevoir un salaire équitable.

On perd du temps sur le paquet climatique

En juin, le paquet climatique de l’Union européenne – le dossier FitFor55 – a été rejeté de manière controversée lors de la session plénière du Parlement européen, après que les amendements des députés libéraux et de droite ont édulcoré des dispositions clés. 

Les lobbyistes ayant réussi à réduire l’efficacité du document du Parlement, les députés de gauche ont rejeté le texte, le renvoyant au stade de la commission. Après un certain nombre d’affrontements dans l’hémicycle, les groupes politiques devraient négocier une solution avant la session plénière de juillet.

Une meilleure protection des internautes

Un autre dossier crucial a fait l’objet d’un accord  : par 36 voix pour, 5 contre et une abstention, la commission du marché intérieur du Parlement a approuvé l’accord provisoire conclu avec les gouvernements de l’Ue sur la loi sur les services numériques (Dsa). 

En vertu des nouvelles règles, les plateformes en ligne seront contraintes d’agir pour protéger leurs utilisateurs contre les contenus, biens et services illégaux. Les utilisateurs auront le pouvoir de signaler les contenus illégaux en ligne et les plateformes devront agir rapidement, tout en respectant les droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression et la protection des données.

La réponse d’Eurocadres aux mesures de répression de l’UE contre les contenus illégaux est consultable ici.

La santé et sécurité au travail, droits fondamentaux

Ce mois-ci, la Conférence internationale du travail (Cit) – le parlement des Nations unies pour les questions relatives au lieu de travail, composé de délégations de syndicats, de représentants des employeurs et de fonctionnaires de tous les États membres – a adopté l’inclusion de la santé et sécurité au travail (Sst) comme principe et droit fondamentaux au travail. 

Cette décision constitue une étape importante pour les travailleurs, car elle garantit que leur santé est placée, à juste titre, au premier rang des priorités de l’organisation du travail. Il est important de noter que cette initiative ne concerne pas seulement la santé physique, mais aussi la santé mentale, ce qui permet de prendre des mesures positives pour lutter contre l’épidémie de troubles de la santé mentale en Europe.

C’était une demande de longue date des syndicats  ; le défi sera maintenant de s’assurer que davantage de pays ratifient et adoptent les conventions de l’Oit sur la santé et la sécurité, garantissant des droits suffisants pour les travailleurs en Europe et ailleurs.

Prévenir les risques psychosociaux

Enfin, la commission de l’emploi du Parlement européen s’est fait l’écho de l’appel à l’action pour préserver la santé mentale des travailleurs. Dans le rapport intitulé «  La santé mentale dans le monde numérique du travail  », la Commission est invitée à «  proposer une initiative législative, en consultation avec les partenaires sociaux, sur la gestion des risques psychosociaux et le bien-être au travail, visant à prévenir efficacement les risques psychosociaux sur le lieu de travail  ».

Le rapport demande également que les syndicats et les représentants des travailleurs soient inclus dans la prévention et la détection des risques psychosociaux, faisant passer l’approche européenne du niveau individuel au niveau organisationnel.

Le texte souligne également le rôle des syndicats et des partenaires sociaux dans l’amélioration des lieux de travail, en stipulant notamment que «  les solutions d’intelligence artificielle sur le lieu de travail doivent être transparentes, équitables, éviter toute implication négative pour les travailleurs et être négociées entre les employeurs et les représentants des travailleurs, y compris les syndicats  ».

Il s’agit du deuxième appel de ce type lancé par les députés européens. Dans le cadre de notre campagne EndStress, nous continuerons à plaider en faveur d’une directive européenne sur les risques psychosociaux liés au travail.

L'ÉDITORIAL

La banalisation de l’extrême droite, une faute grave
Par Sophie Binet, secrétaire générale de l’Ugict-Cgt

Les élections législatives sonnent comme un désaveu cinglant de la politique d’Emmanuel Macron qui n’a pas de majorité pour voter ses réformes, à commencer par la retraite à 65 ans. Une bonne nouvelle, comme l’élection de nombreux députés de gauche qui pourront être les porte-voix du monde du travail et seront des points d’appuis importants pour nos luttes.

Mais 89 député·e·s du Rassemblement national font également leur entrée au Palais Bourbon. Une première, offerte sur un plateau par Emmanuel Macron et son scandaleux renvoi dos à dos de l’extrême droite à une prétendue « extrême gauche ». Un calcul bassement électoraliste indigne d’un Président de la République, qui plus est lorsqu’il a été élu grâce à un vote de barrage face à l’extrême droite. Ainsi, Emmanuel Macron fait sauter les dernières digues républicaines et fait exploser le plafond de verre qui empêchait jusque-là l’accès au pouvoir du Rassemblement national.

Loin d’être une erreur de communication d’entre-deux tours, les Macronistes persistent et signent. En évoquant la possibilité de construire des majorités avec le rassemblement national. Pire, en souhaitant que la stratégique commission des finances lui revienne. Et la justification démontre, s’il en était besoin, les liens entre le RN et les milieux d’affaires  : Éric Woerth explique qu’il faut éviter à tout prix qu’elle revienne à la gauche qui pourrait s’en servir pour faire… du contrôle fiscal !

On croit rêver  : l’objectif affiché est d’empêcher la lutte contre la fraude fiscale, soit l’objet même de la commission et du Parlement. Ceci confirme la connivence entre le Rassemblement national et les classes dominantes, qui savent que le RN ne s’attaquera jamais au capital et aux 1  % les plus riches… Et pour cause  : les Le Pen font partie des grandes fortunes de France et ont justement été récemment visés par un redressement fiscal (1)

Avec cette banalisation et cet ancrage, plus rien ne s’oppose à ce que le Rassemblement national accède au pouvoir. Quoi de pire que la droite, se demandent de plus en plus de salarié·e·s, échaudé·e·s par les mesures liberticides, voire xénophobes, des gouvernements successifs qui ont largement puisé dans le programme du Rassemblement national. Une différence de degré, avec un parti qui remet frontalement en cause les libertés et droits fondamentaux, notamment avec la préférence nationale.

Mais surtout une différence de nature. L’extrême droite arrive en général au pouvoir par les urnes, mais elle le confisque ensuite et refuse de le rendre. Dernier exemple en date, les émeutes du capitole organisées par Donald Trump. Les révélations de la commission d’enquête américaine – qui démontrent qu’un coup d’État était bel et bien à l’ordre du jour – devraient servir de leçon en France et rappeler que l’on ne joue jamais avec l’extrême droite.

Pour le mouvement syndical, ces élections appellent aussi à une réflexion stratégique approfondie. La CGT a toujours eu une analyse très claire en appelant, quelles que soient les circonstances, à battre l’extrême droite. Malgré tout notre travail de formation, le vote RN s’installe et se normalise chez les salarié·e·s — y compris chez les cadres et professions intermédiaires.

Il convient de renforcer notre analyse pour renouveler notre stratégie. Déconstruire l’imposture sociale du Rassemblement national. Traiter au même niveau les questions sociales et sociétales pour empêcher que la lutte contre le racisme, l’antisémitisme ou le sexisme ne devienne secondaire. Au-delà du constat, mettre davantage en avant nos propositions, pour montrer la différence avec le RN qui, par essence, refuse d’affronter le capital.

Et aussi, toujours, valoriser les acquis de la lutte et montrer l’efficacité syndicale. Les luttes sont le meilleur moyen, concrètement, de mettre en échec les stratégies de mises en opposition, en rassemblant les salarié·e·s quel que soit leur origine, leur couleur ou leur statut.

Montrer l’efficacité syndicale, c’est aussi le meilleur moyen de lutter contre l’abstention, qui progresse dangereusement dans les élections politiques comme lors des échéances électorales professionnelles. Un vaste chantier à ouvrir d’urgence, pour éviter le pire et surtout gagner le meilleur. 

(1) Marine Turchi, l’argent du Front National et des Le Pen, 2016