Lire les romans – La croisière obtuse

Des voyageurs allemands, français, italiens… réunis sur un paquebot en 1932. Pierre Assouline observe ce concentré d’humanité, et ce qu’il révèle d’une Europe au seuil de la catastrophe.

Édition 013 de fin juin 2022 [Sommaire]

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Des voyageurs allemands, français, italiens… réunis sur un paquebot en 1932. Pierre Assouline observe ce concentré d’humanité, et ce qu’il révèle d’une Europe au seuil de la catastrophe.

Un bateau est un lieu clos, d’où l’importance exacerbée des relations entre ceux ou celles qui ont embarqué. Pierre Assouline, quasi spécialiste (entre autres) des huis clos (Sigmaringen, Lutetia, Invités) invite à une grande traversée, entre le port de Marseille et Yokohama, presque 10 000 milles nautiques, soit environ 18 000 kilomètres. Départ le 26 février 1932. Mais pas sur n’importe quel bateau, un tout nouveau paquebot, le Georges Philippar, du nom du président de la Compagnie des messageries maritimes  : «  172 mètres de long, 20 de large, huit entreponts et même un garage pour 5 automobiles  ! Quoi d’autre  ? Ah oui, les cabines, bien sûr. Huit de luxe avec terrasses, balcons, fenêtres, salle de bain… 185 cabines de première avec cabinet de toilette particulier, 132 cabines de seconde (toutes les cabines de première et de seconde ont vue sur la mer, eau courante, eau salée chaude pour la douche), 102 de troisième, 650 d’entrepont, soit en tout, très exactement, 1 077  !… 347 membres d’équipage dont 26 pour l’état-major, 35 pour le pont, 21 pour les machines, 79 pour le restaurant, 2 pour le commissariat, 134 boys et chauffeurs chinois.  » Tous au service de 358 passagers, venus de toute l’Europe…

Microsociété cosmopolite

La croisière est racontée, sous forme de journal, au rythme tranquille d’une croisière, par un libraire bibliophile et marchand de livres fort rares, Jacques-Marie Bauer. Il hume non seulement l’air du large, mais aussi l’air du temps, et le temps est à la tempête politique  : les Italiens vivent depuis dix ans sous la férule de Mussolini, les Allemands espèrent qu’Adolf Hitler accède à la chancellerie, les Français vont apprendre l’assassinat du président de la République, Paul Doumer.

De quoi alimenter les conversations, les joutes oratoires, évoquer le monde d’avant, faire de cette microsociété cosmopolite «  un échantillon d’humanité  »… Et dans tout échantillon d’humanité, une place constitutive est donné aux amourettes, voire aux amours. Qui s’enflamme donc avec volupté  ? Les cœurs ou les corps  ? Les deux  ? Le paquebot est une grande scène de théâtre, sans côté cour ni côté jardin, sans aucun spectateur s’il n’y avait Pierre Assouline et son double Bauer pour nous en offrir le spectacle.

En féru homme des lettres, cela fait longtemps que l’auteur a embarqué sur l’océan des livres. Il fait lire à Jacques-Marie Bauer La Montagne magique de Thomas Mann, long séjour dans un sanatorium ou seuls règnent l’oisiveté et la perception de la mort. 

Mais les livres sont comme des bouées et elles se nomment Claudel, Platon, Stephan Zweig, Hugo, Cervantès, Drieu la Rochelle, Brasillach, Hergé, Somerset Maugham, Colette, avec les balises telles L’Éducation sentimentale, Belle de jour, Du côté de chez Swann, Berlin Alexanderplatz, Oblomov ou Knock… et même, dans le rôle de poids mort, Mein Kampf. La littérature se joue des naufrages, pas toujours les bateaux  : le Georges Philippar sombre le 16 mai 1932 à l’entrée du golfe d’Aden, emportant par le fond une quarantaine de passagers, dont le grand reporter Albert Londres.

De cette histoire, tout est vrai ou presque, et Pierre Assouline précise  : «  L’histoire, c’est le domaine de l’exactitude et le domaine du roman est la vérité. Je me sers de l’exactitude pour refléter la réalité.  » Une authentique histoire de bateau comme métaphore du naufrage incontestable de l’Europe des années 1930…

Jean-Marie Ozanne