Politiques publiques : de la « recherche » à l’« innovation »

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Photo : Patrick Lefevre/Belpress/Maxppp
Le champ de la recherche et de l’enseignement supérieur est l’objet, depuis une vingtaine d’années, d’une série de restructurations profondes menées à grands coups de politiques publiques s’attaquant à son objet, à ses moyens, à sa relation aux territoires.

L’activité déployée par l’exécutif dans la dernière période pour faire passer au forceps son projet de loi pour la recherche signale plus qu’une simple volonté organisationnelle ou gestionnaire. Elle témoigne de trois éléments, tous préoccupants.

Le premier concerne la démocratie. Pour le dire vite, le monde de la recherche ne veut pas de cette loi : le Conseil national des universités (Cnu) la dénonce ; les organisations syndicales sont vent debout contre ; le comité d’éthique du Cnrs la critique, aussi bien que l’assemblée des directions de laboratoires, les sociétés savantes ou encore le Conseil économique, social et écologique (Cese). Quant aux chercheurs et enseignants, ils n’ont cessé de battre le pavé pour dire leur opposition. Rien n’y a fait.

Cet entêtement doit se lire à la lumière d’un lourd contentieux entre le monde du pouvoir et celui de la science. C’est le second élément, et il se donne à voir dans les interventions grotesques mais dangereuses de Frédérique Vidal contre « l’islamo-gauchisme », ainsi que dans les amendements déposés par la majorité présidentielle et par la droite au Sénat pour accélérer la suppression du statut de fonctionnaire d’État pour les professeurs d’université.

Un esprit de réforme inspirée de « l’efficacité » du privé

Troisième et dernier élément, cette loi s’inscrit dans une continuité pluridécennale et néo-libérale de réformes plus ou moins radicales, en rupture avec le modèle d’organisation de la recherche et ses garanties, à savoir le caractère national des diplômes, et des formations aux contenus équivalents sur l’ensemble du territoire. Il n’est donc pas sans intérêt de revenir sur ce long train de réformes, moins pour cultiver la mémoire que pour prendre la juste dimension des stratégies gouvernementales et, partant, de ce qu’il convient de leur opposer.

À Lisbonne, en 2000, les quinze États membres de l’Union européenne formalisent un processus de transformation de l’enseignement supérieur et de la recherche. L’objectif avancé est de faire de l’Europe, en dix ans, « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ».

Comme souvent, si la formule est irréprochable, ses conséquences le sont nettement moins. D’une part, les moyens ne seront jamais au rendez-vous. Ainsi, en France, Nicolas Sarkozy s’engage sur l’objectif réclamé par l’Union de 3 % du Pib consacrés aux activités de recherche. Ce chiffre n’est toujours pas atteint. Plus profondément, l’esprit des réformes engagées prend résolument pour modèle les modes de fonctionnement des entreprises, pour les transposer aux universités, centres de recherche et laboratoires, ainsi d’ailleurs qu’à la conception de ce qu’est la recherche fondamentale, de plus en plus souvent ramenée à une dimension d’« innovation ».

La concurrence plutôt que la coopération

Dans la foulée, les pôles de compétitivité apparaissent en 2005 et en 2006. Un travail législatif est engagé à cette fin. Le Pacte pour la recherche instaure une série de dispositifs, singulièrement l’Agence nationale pour la recherche (Anr) et l’Agence pour l’innovation industrielle (Aii), chargée des financements – et plus exactement d’organiser la baisse des financements au nom d’une recherche d’« élitisme », d’« excellence » et d’un nouveau modèle basé sur les vertus attribuées à la concurrence généralisée plutôt qu’aux dynamiques de coopération.

Mais dans les faits, les priorités, plus d’innovation que de recherche, sont déterminées par les grands groupes. Quant à la proximité territoriale, elle se dissout littéralement dans une gouvernance opaque et fermée à la représentation syndicale.

Une deuxième étape est mise en route avec le vote, en août 2007, de la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (Lru). Il s’agit en fait d’une rupture majeure avec le modèle antérieur. L’autonomie accordée aux universités s’accompagne, là encore, d’un fort développement des partenariats publics privés (Ppp) pour tous les aspects immobiliers, notamment à travers le Plan campus. Corrélativement, la pénurie budgétaire s’accentue pour tous les organismes de recherche, jusqu’à provoquer des faillites d’universités.

Impératifs court-termistes

Ces orientations vont être accentuées par la loi Fioraso, promulguée le 23 juillet 2013, qui permet aux Régions de peser sur les orientations de l’enseignement supérieur et de la recherche. Elle maintient l’austérité antérieure mais réduit les pouvoirs des présidents d’université et encourage la concentration des sites par fusion ou création de communautés d’universités et d’établissements. La loi les inscrit dans un « schéma régional » accentuant la dépendance du secteur à des impératifs par nature court-termistes, en le soumettant au double impératif de rentabilité émanant du secteur privé et d’« innovation » de la part des collectivités publiques. De fait, cette nouvelle loi fait de sa contribution à l’économie la justification essentielle de l’activité de recherche, au détriment de son rôle premier : la libre production des connaissances.

La question des moyens reste posée à grande échelle. La responsabilité de l’État est de porter l’effort national de recherche à 3 % du Produit intérieur brut.

La qualité de l’enseignement supérieur est renvoyée au seul remplacement de l’habilitation des diplômes nationaux par une procédure d’accréditation liée à des contrats pluriannuels passés entre le ministère et les établissements. Ce système percute la cohérence nationale des diplômes, désorganisant d’autant les parcours des étudiants et alimentant des dynamiques concurrentielles entre territoires.

De fait, la loi s’adosse à une réforme territoriale de l’État qu’elle vient compléter et qui opère au travers de la loi dite de Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam), de celle délimitant les régions et, en 2015, de la loi Notre redéfinissant les compétences attribuées à chaque collectivité territoriale.

Elle accentue les mobilités géographiques et fonctionnelles contraintes, et institue de nouvelles modalités de travail brisant les collectifs de travail et les solidarités internes via des restructurations permanentes – changements d’organigrammes, réorganisations et déménagements, fusions de services, télétravail, travail à distance…

Une décentralisation territoriale autoritaire

L’Agenda France-Europe 2020, qui décline la politique européenne de la recherche, se situe dans la droite ligne du travail législatif et administratif engagé depuis maintenant plusieurs décennies. Sans surprise excessive, on y retrouve le pilotage par le privé au détriment de la recherche fondamentale, une décentralisation territoriale autoritaire, le démantèlement des instruments structurant toute cohérence nationale. On ne peut qu’être frappé par l’inadéquation profonde de ces principes à la séquence ouverte par la pandémie et aux besoins sanitaires qu’elle a révélés. Dans l’actuel contexte sanitaire et social, le débat public porte à un rare niveau d’intensité toute une série de questions sur le but de la recherche fondamentale, sur sa capacité à jouer son rôle, sur les moyens qui lui sont alloués, sur les voies, enfin sur une appropriation non discriminante de ses avancées, de ses produits.

Il revient au mouvement syndical, totalement partie prenante de toutes les dimensions de ce débat, de rappeler d’abord que la question des moyens reste posée à grande échelle, et que la responsabilité de l’État est de porter l’effort national de recherche à 3 % du Produit intérieur brut. Que les entreprises privées doivent également contribuer au développement de l’emploi scientifique, pour des recherches finalisées à court terme comme à long terme. Ensuite, qu’il y a urgence à construire de grands programmes de recherche et développement, associant entreprises, organismes de recherche et établissements d’enseignement supérieur, tant dans les domaines des sciences physiques, biologiques et technologiques que dans ceux des sciences humaines et sociales.

Enfin, que les efforts en matière d’éducation devraient tendre à accroître la reconnaissance des qualifications dans les professions de la recherche, tant dans le public que dans le privé. Cela suppose notamment d’en finir avec la précarité et d’améliorer les salaires en début de carrière, pour relancer l’intérêt des jeunes pour des carrières scientifiques.

Gilbert Martin

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