La preuve du secret des affaires, c’est qu’on le garde. Jalousement, ainsi qu’en atteste un avis de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada).
En novembre 2018, suite à de nombreuses affaires, Le Monde a demandé communication de documents sur les implants médicaux, dans le cadre d’une enquête qui a mobilisé quelque 250 journalistes dans 36 pays. Pompes à insuline, pacemakers, implants mammaires… autant d’outils et de dispositifs qui ont été, ces dernières années, au cœur d’incidents graves. Peu d’informations sont accessibles au public sur ces incidents, évalués à plus de 18 000, en France, en 2017, par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (Ansm). Compte tenu de l’énorme sous-déclaration en la matière, on mesure l’ampleur d’une affaire qui touche au droit à la santé et à l’intérêt général.
Dans le cadre de cette enquête journalistique, plus de 1 500 demandes d’accès aux documents ont été déposées auprès des administrations nationales et internationales concernées, ainsi qu’auprès des sociétés commerciales qui font payer leur travail de certification. Pour l’Hexagone, le journaliste du Monde s’est intéressé au seul organisme notifié français, Lne/G-Med, cherchant à obtenir la liste de tous les dispositifs médicaux auxquels il a délivré un certificat, ainsi que la liste des dispositifs refusés, sachant que d’autres organismes peuvent accepter de la notifier…
Lne/G-Med étant un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic), on peut à bon droit considérer que les documents qu’il détient sont publics. Mais l’entreprise ne l’entend pas de cette oreille et refuse de communiquer le moindre document. Le Monde a donc saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), en vertu de la loi de 1978 qui permet à tout citoyen d’y avoir recours. La réponse de la Cada est éclairante sur les forces en présence et les intérêts en jeu. Elle reconnaît dans un premier temps que l’entreprise assume « une mission d’intérêt général visant à assurer la qualité et la sécurité des produits médicaux, pour laquelle ils sont investis de prérogatives de puissance publique ».
De ce fait, elle admet que les listes de dispositifs médicaux revêtent « le caractère de documents administratifs ». Pour autant, elle indique que leur communication « serait susceptible de porter atteinte au secret des affaires ». Tout est dit, et c’est malheureusement une instance publique qui, non seulement se charge de le dire mais, de surcroît, assume d’en faire une arme de censure de la presse, qui plus est sur des enjeux de santé.
La primauté du droit de profiter sur le droit de savoir ?
Il s’agit là d’une lecture particulièrement restrictive de la loi qui, rappelons-le, stipule en son article premier que le secret des affaires n’est pas opposable aux journalistes, afin de garantir « le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse et la liberté d’information telle que proclamée dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». Une lecture qui, de fait, va à l’encontre de toute la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Cedh) qui a toujours fait prévaloir, dans l’intérêt de la démocratie, le droit de la presse à exercer librement son rôle en communiquant des informations sur des sujets d’intérêt public. On comprendrait mal que cela n’inclue pas les enjeux de santé…
Cette affirmation aussi spectaculaire qu’inquiétante de la primauté du droit de profiter sur le droit de savoir a provoqué un tollé. À l’initiative de l’association Anticor, plusieurs sociétés de journalistes, associations de défense des droits de l’homme et organisations syndicales – dont l’Ugict, le Snj-Cgt et la Ligue des droits de l’homme – ont porté plainte au côté du journal Le Monde. La justice administrative va donc devoir trancher et, ce faisant, préciser ce que recouvre précisément cette expression fourre-tout de « secret des affaires ». Au-delà de l’enquête portant sur les implants, l’enjeu est d’importance : il touche à la liberté d’expression et à sa censure. Si celle-ci devait s’en trouver légitimée, cela se traduirait sans nul doute par une multiplication des procédures bâillons et du harcèlement judiciaire des chercheurs, journalistes, lanceurs d’alerte, syndicalistes et militants associatifs.
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