Élus et institutions sont malmenés par la colère sociale. Un phénomène qui questionne le mouvement syndical. Rencontre avec Jean-Marie Pernot, l’un de ses spécialistes.
Entretien avec Jean-Marie Pernot, politologue, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales, spécialiste du mouvement syndical et auteur de Syndicats, lendemains de crise ? (Gallimard, 2005).
– Options : La revendication de davantage de démocratie est aujourd’hui omniprésente. Quelle analyse en faites-vous ?
– Jean-Marie Pernot : Il y a un évident ras-le-bol de notre système politique, où tout procède du sommet pour descendre sur la société. Or, la démocratie, ce n’est pas élire un César tous les cinq ans. C’est aussi un contenu vers plus de liberté, d’égalité, de progrès social. La recherche de la dignité est au cœur du mouvement actuel. On peut discuter de la question du référendum d’initiative citoyenne, mais que cette question ait pris une telle place montre bien qu’on a affaire à une crise de confiance dans notre système jugé de moins en moins démocratique. Cela me fait penser à 1848, où la référence à la République et à la démocratie ne concernait pas seulement la démocratie politique – le droit de vote – mais portait sur les libertés en général – liberté de réunion, d’association, liberté de la presse – en souhaitant lier celles-ci à la résolution de la question sociale.
– Et cette aspiration réapparaît aujourd’hui…
– Oui, elle réapparaît avec le mouvement des gilets jaunes. Mais elle réapparaît de manière récurrente depuis des années : par exemple, lors de la révolte des banlieues de 2005 qui, elle aussi, soulignait l’ampleur de la non-représentation de toute une partie de la population et son confinement dans des zones de non-droit. Les jeunes qui l’animaient étaient dans une lutte pour la reconnaissance : faire reconnaître leur droit à trouver une place dans la société, un travail à la hauteur de leur formation. Le mouvement des gilets jaunes prolonge cette aspiration à trouver sa place sur le champ social et politique, en mettant en avant, cette fois, moins la question de l’emploi que celle du pouvoir d’achat. La plupart ont un travail, voire un statut. Mais ils ne parviennent pas à joindre les deux bouts. Leur mobilisation illustre la situation dans laquelle se débat désormais une bonne partie de la société tandis que, à côté de cela, le système politique est incapable d’absorber, dans son aire, la question sociale.
– Mais y a-t-il là quelque chose de nouveau ?
– C’est un processus en cours depuis de nombreuses années. La fermeture du système politique à la protestation sociale lors des grandes mobilisations qui ont scandé l’actualité depuis 1995 est un autre indicateur d’une démocratie malade : le Parlement ne débat des questions sociales que sous l’angle budgétaire – réduire les dépenses – et les gouvernements construisent leur légitimité non pas par rapport aux attentes de la société mais par rapport à celle des marchés financiers et des institutions internationales qui les surveillent. Le Semestre européen, par exemple, qui est une procédure européenne d’encadrement de la politique économique, est une pression bien plus prise en compte que les attentes sociales des citoyens. Résultat : les élections se résument un jeu de « sortez les sortants » qui se relaient pour conduire la même politique, à peu de chose près.
– Si ce défaut de représentation est au cœur du mouvement des gilets jaunes, d’autres mouvements ne soulevaient-ils pas ce problème ?
– Bien sûr : Mai 1968, Décembre 1995… Beaucoup de mouvements sociaux ont posé la question de la démocratie. Il faudrait y ajouter les mobilisations anti-nucléaires, celles contre l’extension du camp militaire du Larzac dans les années 1970, ou plus récemment le mouvement des Zad, Mais tous étaient portés et animés par des mouvements organisés : syndicats, associations… Autrement dit, tous disposaient d’institutions capables de formuler un message et de porter leurs revendications. Rien à voir avec le mouvement des gilets jaunes comme, avant lui, celui des banlieues. L’un comme l’autre connaissent un important défaut d’institutionnalisation de leur parole.
– Et aujourd’hui, les syndicats ?
– Ils encaissent l’échec du cycle protestataire qui a marqué la période allant de 1995 à 2010, et a vu la fermeture du système politique aux mobilisations syndicales. Durant ces quinze années, mouvement après mouvement, ils ont subi des revers qui ont fortement entamé leur légitimité et leur pouvoir d’influence. La critique faite aujourd’hui aux syndicats s’explique par ces échecs… Mais un autre élément signe aussi la fin de cette époque qui s’achève au tournant des années 2010 : l’avènement d’une conception très particulière de la démocratie sociale, qui se referme sur le mouvement syndical comme un piège.
– Quel piège ?
– Non seulement, le mouvement syndical ne parvient plus à obtenir des victoires mais, au moins aussi grave, il est de plus en plus confiné dans cet espace étriqué que sont les entreprises, ce qui ne lui permet plus de tenir le rôle inclusif qui est le sien. La démocratie sociale a été reprise et reformulée par le pouvoir dans un sens considérablement affadi.
– Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
– La perception de la légitimité des syndicats a été transformée à partir de deux éléments. Le premier est lié au nouveau système de représentativité qui a conduit à établir une égalité entre légitimité et scores électoraux. Scores non pas réalisés auprès de tous les salariés, où qu’ils soient et où qu’ils travaillent, mais dans le strict cadre de l’entreprise.
La deuxième dimension de cette démocratie sociale « light », c’est l’association des organisations syndicales à la production de la loi, principe issu de la loi Larcher prévoyant que tout projet gouvernemental impliquant des réformes dans le domaine du travail, de l’emploi ou de la formation professionnelle doit d’abord comporter une phase de concertation avec les interlocuteurs syndicaux. Une proposition qui a des vertus, tout comme la représentativité assise sur l’élection, mais qui présente aussi un revers parce que le pouvoir politique, sous tous les gouvernements récents, a totalement instrumentalisé ces modalités en intégrant tout ou partie du mouvement syndical dans des politiques publiques régressives. D’une manière générale, les syndicats ont été absorbés au sommet par ces procédures, et absorbés en bas par la sacro-sainte négociation d’entreprise.
– Une dérive spécifique à la France ?
– Dans tous les autres pays européens, les syndicats ont lutté contre leur assignation à l’entreprise, même s’ils n’ont pas toujours gagné. Les syndicats français ont accompagné ce mouvement pour des raisons différentes, à l’exception de Fo qui a toujours montré une grande défiance vis-à-vis de la négociation d’entreprise. Il faut dire que Fo était faible dans les entreprises et disposait souvent d’appuis patronaux dans les branches. La Cfdt voulait développer les négociations dans un pays qui en manquait.
La Cgt, elle, prenant conscience de son propre affaiblissement, a pensé que la « reconquête du terrain » lui permettrait de regagner ses adhérents perdus. Bien sûr, mon propos n’est pas que le syndicalisme ne doit pas être dans les entreprises. Mais il ne peut accepter d’être circonscrit dans ce palais des courants d’air qu’elles sont devenues. Il doit imposer sa place dans les organisations telles qu’elles sont devenues : complexes et protéiformes, où intérimaires, précaires, sous-traitants et travailleurs délocalisés participent eux aussi à la création de valeur.
Le syndicalisme ne peut pas rester cantonné là, seulement, vers où la valeur est drainée. La revendication d’intervention dans la gestion participe bien sûr d’une plus grande démocratie sociale. Mais intervenir dans la gestion du donneur d’ordres laisse sur le carreau tous ceux qui assurent la profitabilité de celui-ci. La négociation doit être bénéfique à tout le monde. Et penser que l’on résoudra les problèmes en renforçant la négociation dans les Pme est un leurre. C’est tout au long de la chaîne de valeurs qu’il faut agir pour ne laisser personne isolé, sans droit ni garanties collectives.
– Diriez-vous que la colère qui s’exprime est aussi l’expression de ce besoin ?
– D’une façon ou d’une autre, incontestablement. Mais j’aimerais dire un mot du débat qui se développe autour de l’idée de la fin du syndicalisme. Ce débat n’a pas grand sens. Le syndicalisme est et restera toujours utile là où il est. Comme acteur d’entreprise, il a de beaux jours devant lui. En tant qu’acteur social au service du bien-être et de l’émancipation de tous, c’est une autre histoire, car aujourd’hui il a clairement cessé d’avoir prise sur la société dans son ensemble. Bien sûr, les organisations syndicales ont besoin de s’ancrer dans des luttes qui s’adossent à des revendications précises. Mais l’enfermement dans l’entreprise est mortifère. Il rompt avec la vocation inclusive du syndicalisme. Il participe à son confinement : d’où cette difficulté à se connecter à une mobilisation comme celle des gilets jaunes, qui part pourtant du monde du travail.
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