Près de 800 000 bacheliers et étudiants en réorientation ont désormais la réponse aux vœux qu’ils ont formulés sur Parcours sup. La chercheuse Annabelle Allouch décrypte la logique dans laquelle la sélection enferme les jeunes et l’université. Entretien avec Annabelle Allouch, sociologue et autrice de La Société du concours. L’empire des classements scolaires (Seuil, 2017).
– Options : Le mois dernier, contestant les procédures d’admission prévues par Parcours sup, plusieurs établissements et départements universitaires ont refusé d’appliquer les directives ministérielles, décidant d’accueillir tous les étudiants qui le désireraient. Comme les étudiants, les enseignants n’auraient-ils rien compris aux intentions gouvernementales ?
– Annabelle Allouch : Ils ont très bien compris que rien n’a été décidé pour faire face au manque de moyens dont souffre l’université : de 2009 à 2015, elle a accueilli plus de 280 000 étudiants supplémentaires avec 7 147 postes de titulaires en moins. Ils ont compris que pour résoudre l’augmentation démographique estudiantine, le gouvernement a fait le choix d’abandonner les politiques de démocratisation de l’accès à l’université qui guidaient les pouvoirs publics depuis le début des années 1960. Et que s’y substituera une conception très spéciale de passage à l’âge adulte qui, du secondaire au second cycle universitaire, va promouvoir une suite ininterrompue d’épreuves sélectives et de choix d’orientation qui ne profiteront qu’à ceux qui savent se repérer dans le dédale des formations.
– Pourquoi dites-vous cela ?
– Après l’avènement de Parcours sup, à la rentrée prochaine, disparaîtront au lycée les filières scientifique, littéraire et économique. Et, trois ans avant même de passer le bac, les élèves devront savoir jouer de l’usage des « disciplines de spécialités » et des « modules » pour espérer pouvoir répondre ensuite aux critères de sélection qui auront été fixés dans telle ou telle filière universitaire… Autant dire que ceux qui n’auront pas la chance d’avoir, d’emblée, une idée claire des études auxquelles ils veulent se destiner, risquent de rencontrer quelques difficultés à s’orienter ou à se réorienter.
– On vous rétorquera que ce système est préférable au tirage au sort instauré sous le mandat de François Hollande…
– Le tirage au sort n’avait concerné 0,9 % des candidats à l’entrée à l’université. Et aussi critiquable était-il, il ne faisait pas peser sur l’élève la responsabilité de sa réussite ou de son échec. Bien sûr la réforme n’invente pas tout mais elle conforte un modèle qui, comme le disait Pierre Bourdieu, transforme de micro-différences académiques en différences de statut social pérennes qui suivent ensuite les individus tout au long de leur vie. Un modèle qui se moque de tarir la source des inégalités et préfère promouvoir un idéal méritocratique.
– Un monde qui semble extrêmement normatif…
– Incontestablement, car ce modèle ne souffre ni les parcours originaux, ni les erreurs et le tâtonnement indispensables à la construction des individus. Encore moins les errements sans lesquels il ne peut y avoir création et innovation. La sélection qu’il annonce favorisera les élèves dont on supposera, avant même qu’ils aient commencé leurs études, qu’ils sont bons. Bons, comme et là où l’on veut qu’ils le soient…
Il est tout de même paradoxal que les promoteurs de Parcours sup, qui assurent défendre un système fondé sur la singularité et la motivation, promeuvent à ce point la norme ! Une norme qui, j’insiste, va fortement reproduire les inégalités. D’abord, en perpétuant les représentations que l’on peut avoir du bon élève. Ensuite, en faisant reposer sur les jeunes la responsabilité de leur réussite ou de leurs échecs, sans interroger la société sur les moyens qu’elle a mis en œuvre pour permettre à tous de réussir. Les erreurs d’orientation que permettait encore l’ancien système ne vont plus être autorisées. Désormais, chacun va devoir anticiper la place qu’il veut se donner dans la société, sous peine qu’on la lui impose.
– Qu’est-ce qui vous le fait penser ?
– En réclamant des élèves qu’ils développent des choix d’orientation « rationnels » et en valorisant l’utilité économique des filières, la réforme fait du passage à l’université, non un moment de développement personnel, de développement des savoirs, d’apprentissage et de formation, mais un instant de compétition qui doit pouvoir servir. Qui doit être utile.
– Une utilité qui ne serait pas nécessaire ?
– Michel Pinson et Monique Pinson-Charlot, ces deux sociologues qui ont consacré leurs recherches à l’aristocratie et à la grande bourgeoisie, rappellent dans leurs ouvrages que les élites ne développent aucun attrait pour la professionnalisation à outrance des études. Bien au contraire, elles valorisent les dispositions scolaires les plus larges pour leurs enfants. Approche qu’elles considèrent garante d’une adaptation optimale à une multitude de métiers…
– Comment expliquez-vous que les processus sélectifs soient, malgré tout, assez peu contestés ?
– Ils s’inscrivent dans notre culture. Ils puisent leurs racines dans le système scolaire élémentaire où s’imposent d’emblée des notes et des classements qui donneront à chacun une place, un statut et une identité. Tout le monde sait que ces notes fournissent une évaluation imparfaite et que le mérite qu’elles apportent ignore quelque peu les réalités sociales dans lesquelles l’élève évolue. Mais le système est admis.
Le baccalauréat s’inspire du système des concours des plus grandes écoles de la République ; les concours, qu’ils soient ou non des plus prestigieux, restent perçus comme l’incarnation du contrat social implicite existant entre l’État et le citoyen, qui assure à chacun une reconnaissance fondée non sur la naissance ou sur le capital financier, mais sur le talent. Qu’importe qu’il soit aussi une courroie de reproduction des inégalités. Il séduit. Il séduit tout particulièrement dans l’entreprise, où les méthodes managériales inspirées du néolibéralisme ont insufflé partout l’évaluation, le classement et la concurrence de tous contre tous. Il ne suffit plus d’avoir un diplôme ou un statut, de faire valoir son expérience pour être reconnu. Désormais, pour cela, il faut accepter d’être évalué. L’avènement du salaire au mérite en est l’expression aboutie.
– Quels contours, selon vous, dessine cette « société du concours » ?
– Des émissions comme Top Chef ou The Voice, telles qu’il s’en développe à la télévision, reflètent bien cette société dans laquelle la sélection doit être permanente, parce que l’élection du meilleur est une bonne nouvelle. Que la sélection ne soit pas fondée sur l’épanouissement et le plaisir, en l’occurrence ici de cuisiner ou de chanter, importe peu. Ce qui compte, c’est la survalorisation de l’évaluation et la performance.
Notre société se plaît à mettre en scène cet effort ascétique, ce doute et cette hésitation qu’impose l’épreuve de la sélection. « Je souffre, donc je suis » : voici le message que font passer ces émissions, comme prétendent le promettre les concours d’entrée dans les grandes écoles… et demain, à l’université. Comme s’il n’existait pas de légitimité sans souffrance. Comme si les classes populaires devaient en passer par là pour s’engager dans un processus d’ascension sociale.
– Souffrir pour démontrer que l’on a mérité de réussir ?
– J’aime lire les biographies des grands hommes. Celles des présidents successifs qu’a eus la France sont éloquentes. Jacques Chirac, par exemple, assure s’être présenté devant le jury de l’Ena avec la plus grande décontraction. Que ce soit vrai ou non importe peu. Ce discours traduit en tout cas à quel point les classes sociales supérieures jouent de leur capacité à se mouvoir dans un système sélectif tout en imposant aux classes populaires de souffrir pour pouvoir prétendre y réussir.
– Quel objectif à cela ?
– Le philosophe écossais David Hume, contemporain des Lumières, a, en son temps, très bien caractérisé l’utilisation, par le pouvoir, de l’anxiété des populations. Quand les gens sont anxieux, ils font confiance aux chefs. Ils attendent d’eux qu’ils les rassurent. La chose reste vraie. Et certains cabinets privés d’aide à l’orientation en font leurs choux gras. Moyennant 560 euros, une entreprise comme Tonavenir.net propose aux jeunes et à leur famille une « formule sérénité » qui leur vend des conseils d’orientation, une aide à l’écriture des lettres de motivation, et même la gestion du dépôt des vœux sur Parcours sup.
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