Intelligence artificielle : l’impensé du coût environnemental

IA utile, IA futile voire néfaste. Alors que l’IA générative envahit notre quotidien, y compris au travail, le Conseil économique, social et environnemental a adopté un avis sur son impact écologique. Sa corapporteuse, Fabienne Tatot, secrétaire nationale de l’Ugict-Cgt, souligne un enjeu trop souvent minimisé.

Édition 056 de [Sommaire]

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Actuellement, une requête sur ChatGPT consomme dix fois plus d’énergie qu’une recherche classique sur Google. Crédit.Silas Stein/dpa/MaxPPP.

Ingénieure des travaux publics, Fabienne Tatot participe à la commission environnement et à la commission temporaire «  Intelligence artificielle  » du Conseil économique, social et environnemental (Cese), où elle siège au sein du groupe Cgt. Avec Gilles Vermot-Desroches (groupe Entreprise), elle a planché sur un avis https://www.lecese.fr/travaux-du-cese/travaux-publies adopté à l’unanimité, le 24 septembre dernier.

‒ Options  : Dans quel contexte avez-vous été chargée d’un avis sur les enjeux environnementaux de l’usage des systèmes d’IA  ?

‒ Fabienne Tatot  : L’impact environnemental de l’IA est devenu une préoccupation majeure depuis l’essor de l’IA générative (Iag), notamment avec ChatGpt en novembre 2022, qui l’a fait entrer dans la vie du grand public. Il reste encore peu documenté, et controversé  : les géants du numérique, qui l’utilisent avant tout pour améliorer leurs parts de marchés, affirment que l’innovation contribuera à la décarbonation. A contrario, certaines études expliquent que les gains seront annulés par l’augmentation des usages. C’est le fameux «  effet rebond  », qui annule les effets qualitatifs d’une technologie dès lors que son développement quantitatif la rend plus énergivore ou néfaste pour l’environnement ou la biodiversité.

Actuellement, une requête sur ChatGpt nécessite quatre à cinq fois plus de calculs qu’une recherche classique Google, et consomme dix fois plus d’énergie. L’Iag favorise des usages énergivores, comme le streaming vidéo, qui représente déjà 80  % de la bande passante d’Internet. La matérialité des systèmes numériques et l’Iag font exploser les besoins de stockage des données et donc de data centers. Ils consomment de plus en plus d’électricité et font pression sur les ressources des territoires, notamment en eau, pour le refroidissement. Enfin, l’Iag accentue l’obsolescence des terminaux et renforce de fait l’exploitation des terres rares, menaçant les fonds marins profonds, qui restent un espace de vie encore largement méconnu des scientifiques.

La France doit respecter ses engagements climatiques et intégrer pleinement la question de l’impact de l’IA dans ses politiques publiques. Le rôle du Cese étant d’éclairer les décideurs politiques et les acteurs sociaux et économiques sur les enjeux et défis auxquels fait face notre société, notre commission s’est penchée sur les moyens de réduire l’impact environnemental de l’IA, tout en utilisant ces technologies pour diminuer notre empreinte carbone.

‒  Il ne vous a pas été facile de disposer d’éléments indiscutables pour clarifier les enjeux. Vous insistez néanmoins sur le fait que des leviers pour agir existent.

Fabienne Tatot. DR

– Nous avons mené une dizaine d’auditions auprès d’entreprises, d’experts, de scientifiques et de décideurs publics. Bien que non exhaustifs, nos échanges ont permis de constater que l’Iag représente une rupture en termes d’impact et d’usage par rapport au numérique traditionnel, avec des conséquences qu’il est urgent d’anticiper. Nous avons identifié des usages prometteurs, comme en agriculture pour prévoir les conditions météorologiques ou pour détecter des maladies, et dans le bâtiment pour optimiser la gestion. Cependant, des freins existent, notamment l’absence d’interopérabilité des outils. De même dans les transports, où l’IA améliore le trafic sans réduire l’usage des véhicules individuels.

Le déploiement de l’Iag rend urgente l’évaluation de l’impact environnemental des systèmes numériques à chaque étape de leur cycle de vie  : depuis l’extraction des métaux rares ‒ avec des dégâts sur les écosystèmes ‒  jusqu’aux conséquences sur les territoires hébergeant les data centers, les ressources utilisées pour leur alimentation électrique, l’énergie consommée par les utilisateurs et la gestion des déchets. Pour la Cgt, cette analyse est cruciale, car les salariés peuvent contribuer à rendre plus sobres les choix de leur entreprise, tant dans la conception que dans la production des biens et services. Cela peut se traduire par le développement d’une industrie reposant sur l’économie sociale et solidaire, ou par le développement de filières de recyclage… Le «  radar travail et environnement  » créé par l’Ugict et déployé dans la Cgt peut y contribuer.

‒ Vous constatez que l’IA n’est pas toujours conçue ou utilisée dans le sens d’une réponse aux besoins sociaux. Comment imposer un usage plus raisonné et plus sobre de l’IA  ?

‒ L’IA développée par les acteurs du numérique, motivés par des intérêts mercantiles, cherche principalement à multiplier les usages «  récréatifs  » comme les loisirs et les jeux, mais concourt à des usages plus nuisibles, telles que la pornographie ou la désinformation, difficiles à réguler. Ces questions seront examinées par la commission temporaire sur l’IA du Cese. Dans les domaines où, malgré son impact environnemental, l’Iag contribue à lutter contre le changement climatique, il reste possible d’améliorer et de rendre plus sobres les technologies et processus utilisés tout au long de la chaîne de valeur. Pour les activités non orientées vers ces objectifs, il est essentiel d’informer et d’alerter sur des pratiques potentiellement nuisibles à l’environnement, et de proposer des mesures pour des usages plus responsables. Dans une économie de marché concurrentielle, les critères environnementaux sont rarement prioritaires, mais pouvons-nous nous en passer  ? L’IA n’est qu’un outil  : nous pouvons l’utiliser de manière plus judicieuse et à moindre coût économique, social, et environnemental… encore faut-il que les Gafam soient les premiers responsabilisés sur ces enjeux.

Nous préconisons ainsi de développer les outils pour évaluer l’empreinte environnementale des nouvelles technologies, pour être plus vigilants et mieux informés face à l’irruption de nouvelles activités. Cela implique bien entendu des actions et réglementations à l’échelle internationale pour contrôler et limiter les usages nuisibles, mais même à l’échelle d’un pays, l’État se doit d’orienter ‒  et de financer ‒ les recherches et l’innovation dans le sens à la fois d’une «  IA for green  » ‒ à finalité directement environnementale, et d’une «  green IA  », d’une IA «  frugale  ».

Il est aussi possible d’intervenir en amont sur les acteurs, par exemple dans les formations des salariés utilisant ces technologies, ou en imposant une réflexion et des modules dédiés dans les écoles d’ingénieurs. L’objectif serait de rendre cette technologie «  neutre  » en empreinte carbone en définissant des règles, des cadres de référence, des bonnes pratiques. On peut œuvrer à éviter, à réduire ou à compenser l’empreinte carbone, les solutions ne manquent pas, à condition de s’y engager. Les usagers aussi ont un rôle à jouer dans leur pratique quotidienne. Ils ont le droit d’être informés sur les réalités et les enjeux liés à ces technologies.

‒ Le Cese reste un outil indispensable pour faire vivre la démocratie, mais ses travaux n’ont pas toujours l’écho qu’ils devraient avoir…

‒ Le Cese est la troisième chambre institutionnelle de la République. Il s’autosaisit sur des questions à caractère économique, social ou environnemental et est consulté sur les projets de loi. Il est constitué des corps intermédiaires représentant la société civile ‒ Ong, associations et syndicats. La Cgt y dispose de 14 mandats. Depuis la réforme de 2021 voulue par Emmanuel Macron, opposé aux corps intermédiaires, l’institution s’est ouverte à la participation directe des citoyens et citoyennes. Mais, alors que le dialogue social a vu ses moyens réduits par les ordonnances Macron de 2018, que la démocratie sociale est malmenée, et que nous vivons une grave crise gouvernementale, le Cese doit être conforté et jouer un rôle de premier plan pour que soient pris en compte les attentes et des enjeux sociaux.

Cet avis sur l’empreinte environnementale de l’IA défriche un sujet émergent. Ce travail sera valorisé auprès des pouvoirs publics et des acteurs sociaux. J’ai investi ce sujet pour le porter aussi au titre de la Cgt, pour sensibiliser des travailleurs qui ne jugent pas nécessairement que ces questions sont prioritaires. Or il n’est plus possible de développer une technologie sans penser à son impact. Il est particulièrement important de s’adresser aux catégories les plus qualifiées, qui ont les moyens de peser sur les choix technologiques, organisationnels ou stratégiques de leur entreprise ou de leur administration. C’est dans cet esprit que je me suis adressée aux scientifiques lors du 96e comité exécutif de la Fédération mondiale des travailleurs scientifiques (Fmts) l’été dernier, et que je suis intervenue, début septembre, pour en faire un sujet de dialogue social lors du 10e Forum de la société civile Europe-Corée.

Propos recueillis par Valérie Géraud

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