Alors que le régime britannique bat de l’aile dans l’Inde des années 1920, un tandem de policiers anglais et bengali traque le crime, sans se dépétrer d’un contexte politique explosif. Le quatrième opus d’Abir Mukherjee est le meilleur à ce jour !
Issu d’une famille d’immigrés indiens, Abir Mukherjee est né à Londres et a grandi en Écosse. À l’âge de 43 ans, il tourne le dos à la City et au monde de la finance. Le monde littéraire, lui, s’enrichit d’une plume sensible et passionnée. Ou comment une double culture, dopée par un amour immodéré pour l’étoile polar, a engendré un univers romanesque roboratif, qui n’ambitionne rien de moins que conter les soubresauts de l’Inde, de 1919 à son indépendance en 1947…
L’Attaque du Calcutta-Darjeeling, Prix du Polar européen 2020, donne le la. Dans l’immédiate après-Première Guerre mondiale, le capitaine Sam Wyndham, trauma de combattant en bandoulière, débarque à Calcutta. Ancien de Scotland Yard, il rejoint sa nouvelle affectation au sein de la police impériale. Dans un contexte délétère – le régime colonial commence à battre de l’aile –, il fait équipe avec le sergent Satyendra Banerjee, un fils de bonne famille bengali éduqué à Cambridge, pour élucider le meurtre d’un haut dignitaire anglais… En embuscade au bout de leur périple, la désillusion et l’amertume…
Des bruits de casserole, déjà !
Trépidant, Les Princes de Sambalpur mêle affaires de famille d’un maharajah et fanatisme religieux, complot politique et trafic de diamants. Sournoisement tapis, les prémices sécessionnistes diffusent leur suave venin. Les relations entre le capitaine opiomane déluré et le sergent brahmane coincé s’étoffent et s’épicent…
Avec la permission de Gandhi soude le tandem. En ce noël 1921, la visite à Calcutta du prince de Galles, vaine tentative de désamorçage d’une révolte populaire qui enfle, est sérieusement chahutée – des bruits de casseroles, déjà ! La désobéissance civile prônée par un certain Ghandi désarçonne l’administration britannique. Au four et au moulin, Sam et Satyendra sont d’astreinte de protection de monarque et pistent un tueur en série, au kukri virtuose… Les démons du premier le retranchent de plus belle dans ses paradis artificiels. Le second est déchiré entre sa loyauté réglementaire et ses racines indiennes…
Décoctions infâmes et méditations sibyllines
Le Soleil rouge de l’Assam se situe en février 1922. Décidé à rompre avec son addiction à l’opium, Sam se réfugie dans un ermitage, au fin fond des monts de l’Assam. Décoctions infâmes et méditations sibyllines (savoureusement décrites !) sont son lot quotidien… Hallucination due à un état de manque ? Une silhouette aperçue sur un quai de gare – celle d’un homme mort depuis longtemps – et des fantômes vieux de quinze ans fondent sur lui. Tel un sombre écho aux effluves du passé, le meurtre d’un pensionnaire de l’ashram va rebattre les cartes…
Ce quatrième opus – le meilleur à ce jour –, entre d’étonnantes pluies d’oiseaux et l’odeur entêtante des plantations de thé, nous convie dans les méandres de deux intrigues ancrées en deux époques différentes. Les liens qui les unissent se révèleront peu à peu. On en apprend davantage sur les traumatismes du capitaine Wyndham, pas seulement meurtri par la guerre et la grippe espagnole qui lui ont soustrait son épouse et ses amis. En 1905, dans les bas-fonds de Whitechapel – quartier populaire de Londres où a sévi Jack l’Éventreur –, le jeune agent de police qu’il était n’a-t-il pas vendu son âme au diable ?
En remontant le temps, en plus de rehausser la stature de son héros, Abir Mukherjee poursuit habilement sa dénonciation du colonialisme anglais. Les tableaux parallèles du Londres de 1905 et de l’Inde de 1922 suggèrent nombre de similitudes. L’antisémitisme des quartiers pauvres londoniens renvoie, près de deux décennies plus tard, au racisme ordinaire qui gangrène les colonies de l’Empire. De même pour les rapports sociaux. Malgré l’arc du temps, le sort des paysans de l’Assam n’a rien à envier à celui des ouvriers de Whitechapel. Les terres colonisées ne visent qu’à reproduire la mainmise d’une classe dirigeante dénuée d’états d’âme…
Atmosphère faussement indolente
Si l’œuvre d’Abir Mukherjee est éminemment politique, si des historiens la louent sans réserve, elle ne relève toutefois ni du pamphlet, ni d’un fastidieux cours magistral.
Quand il n’écrit pas, Abir Mukherjee est pince-sans-rire et cynique. Lorsqu’il prend la plume, il l’est deux fois plus. La causticité désabusée comme arme de dénonciation… Le mordant n’exclut pas la finesse qui, entre chaleur et poussière, instaure une atmosphère faussement indolente, avec des personnages au réalisme soigné. Dont son duo d’enquêteurs, qu’il entend faire évoluer et vieillir en temps réel, et qui séduit par sa psychologie acérée.
Quant aux intrigues, leur solidité ne souffre d’aucune faille. Dans Le Soleil rouge del’Assam, l’écrivain facétieux et amoureux du genre s’offre le luxe de variations brillantes autour de deux schémas classiques : un meurtre en chambre close, un second en un lieu qui réunit un cercle de personnes ayant toutes un intérêt à trucider la victime. Sincère hommage, et joli clin d’œil à dame Agatha Christie, qui a commencé à publier… au début des années 1920.
L’Attaque du Calcutta-Darjeeling (2019), Les Princes de Sambalpur (2020), et Avec la permission de Gandhi (2022) sont disponibles en poche chez Folio policier.
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