Table ronde -
Santé et action sociale (1/3) : extension du domaine du management
Comprendre le management néolibéral, le définir, décrypter son langage et résister : lors de deux journées d’études, l’Ufmict-Cgt s’est interrogée sur une pratique au cœur des tensions entre le capital et le travail. Comment desserrer l’étau ? Débat.
Le new public management : pour les profanes, la pratique, sous couvert de modernité, peut sembler relativement inoffensive. Pour les administrations et services publics qui en font durement l’expérience, elle est synonyme de logique marchande, de dégradation des conditions de travail et de management pathogène. Introduit à la fin des années 2000 à l’hôpital à la faveur de la loi Hôpital, Patient, Santé, Territoire (Hpst), le new public management suppose qu’il n’y a pas de différence de nature entre la gestion publique et la gestion privée : il vise donc à appliquer un ensemble de méthodes dont l’objectif – indifférent à l’intérêt général – est l’efficience et la rationalité des dépenses.
Voilà pour la théorie. Pour la pratique, place au terrain : direction l’hôpital d’Albi, où fuite des cadres, pression managériale et manque de moyens humains et financiers se conjuguent pour créer de la désorganisation et de la souffrance au travail, avec un encadrement de proximité déconnecté des équipes et de leurs besoins. Cadre de santé à Cadillac, Laurent Laporte est secrétaire général de l’Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres et techniciens (Ufmict) de la fédération Cgt Santé-Action sociale. Il évoque un « voile posé sur la destruction de l’hôpital », où l’on parle désormais moins de « soins » que de « performance », sur fond de budgets contraints et d’obligation de résultats.
Mais au fait, c’est quoi le management ?
Comment desserrer l’étau ? La question centrale posée par l’Ufmict à l’occasion de journées d’études, les 12 et 13 janvier, a permis de confronter les approches universitaire, professionnelle et syndicale. Et puisque les mots ont un sens, le vocabulaire utilisé témoigne d’une dérive idéologique qui veut faire du service public hospitalier une nouvelle cible de la privatisation. Grand témoin de ces journées d’études, Marie-Anne Dujarier, sociologue, tout en pointant un discours visant à faire du management le « coupable idéal » des difficultés de l’hôpital, tente de le définir.
Une première approche est proposée par le théoricien Herbert Simon : le management, c’est l’art de faire faire, ou de faire en sorte que les choses soient faites. « Nous sommes donc d’emblée dans le champ de la production, et de l’activité productive. » Désormais, on « manage » et on « gère » toutes les activités de sa vie familiale et de loisirs ; il s’agit de « prescrire, organiser et contrôler » dans tous les domaines.
Le « manager », un intermédiaire entre le capital et le travail
Du point de vue socio-historique, la sociologue montre comment les pratiques managériales se sont en réalité déployées avec le capitalisme industriel. Elle cite Marx : de même qu’une armée a besoin de sa hiérarchie militaire, une masse de travailleurs œuvrant ensemble sous le commandement du même capital a besoin d’officiers, c’est-à-dire de « dirigeants managers » et de « sous-officiers industriels » qui exercent le commandement, au nom du capital, pendant le processus de travail.
Le management aurait donc affaire avec l’armée, il est une pratique sociale qui assure le commandement au nom du capital sur le travail. Ce que l’on peut résumer par « être entre le marteau et l’enclume ». Être manager, pose ainsi Marie-Anne Dujarier, c’est être employé par « quelqu’un », un employeur – qu’il soit public, privé ou associatif – qui demande l’atteinte d’objectifs fixés, en intervenant dans l’activité concrète des autres salariés (qui n’ont rien demandé).
« Agir sans penser, cela rend malade »
À l’évidence, la place d’intermédiaire entre le capital et le travail, au cours des tensions entre « performance » et « qualité », singulièrement dans les activités sociales et de soins, n’est pas très enviable. D’autant que la séparation qui s’opère entre « action » et « pensée » repose sur des présupposés erronés et va se heurter à une difficulté majeure : le surgissement du réel, la situation ne se présentant jamais telle qu’elle était prévue. Si une prescription est toujours maladroite, déconnectée des cas singuliers, Marie-Anne Dujarier va plus loin : « Agir sans penser, cela rend malade, c’est même invivable. »
Enseignante-chercheuse en sciences sociales à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, Fanny Vincent, coautrice de La Casse du siècle (Raison d’Agir, 2019), étudie justement les effets sur les personnels de la succession des réformes engagées à l’hôpital. Celles-ci reposent sur un présupposé, à savoir l’absence d’opposition entre logiques comptable et soignante. Avec cette idée : pour mieux soigner, il faut aussi dépenser moins. « Sur le terrain, explique-t-elle, cette contradiction place les cadres de santé dans une situation en tension, en les soumettant à des injonctions paradoxales. Elle est porteuse de multiples effets en questionnant la définition du travail, des soins et plus généralement des services publics. Ses effets sont aussi politiques, dépossédant les travailleurs du contenu de leur travail. » Qui doit en réalité détenir le pouvoir ? Les managers gestionnaires ou les soignants ?
Identifier des « gisements de performance »
Au prétexte de ses mauvaises gestion et organisation, la transformation de l’hôpital en entreprise s’est faite progressivement, tout au long du XXe siècle. Mais deux dispositifs sont de ce point de vue exemplaires des stratégies à l’œuvre de domination gestionnaire et de rationalisation du travail. Si le temps de travail a toujours été utilisé pour optimiser la productivité, les « soins individualisés à la personne soignée » (Sips), mis en place dans les années 1980, ont aussi joué un grand rôle. Ils reposent sur une objectivation de l’activité de soin, qui vise à produire de l’information pour aboutir à un découpage de l’activité soignante en un certain nombre de tâches. « Cela a changé la définition du travail de soin, explique Fanny Vincent, les soignants produisant des actes techniques standardisés dans leur définition et dans leur durée. »
Cette logique de « néolibéralisation » de l’hôpital s’est intensifiée dans les années 2000, montre-t-elle, période durant laquelle se sont multipliés les chantiers de rationalisation, avec l’aide de consultants, pour lutter contre les gaspillages et identifier des « gisements de performance » (chasse aux temps de pause entre collègues, aux temps d’échanges injustifiés, lits pas assez occupés, blocs opératoires pas assez utilisés…).
La norme ? Le travail effectif dans sa dimension technique
Intensification du travail, flexibilisation de la main d’œuvre, précarisation objective et subjective des soignants, qui peut pourtant répondre à une aspiration de certains d’entre eux… Les conséquences de ces politiques sont illustrées par une série de témoignages, dont celui d’une ancienne aide-soignante devenue infirmière puis directrice adjointe d’hôpital. Elle explique comment, prise dans un conflit éthique, elle a tenté de résister à la mise en concurrence orchestrée par la loi Bachelot, subi des pressions et des techniques de harcèlement, et osé exprimer des refus.
Elles sont aussi relatées par la journaliste « santé » à Médiapart, Caroline Coq-Chodorge : « En quinze ans, depuis la mise en place de la tarification à l’activité, j’ai pu observer en effet la traque de toutes les économies possibles ou des temps de transmission et d’échanges entre les équipes, qui a considérablement abîmé l’hôpital et détruit le sens au travail », ce que confirme une cadre de santé.
De ce point de vue, la crise du Covid a agi comme une parenthèse révélatrice des graves difficultés de l’hôpital, notamment des services d’urgence : « En réalité, le néolibéralisme est pris à son propre piège. Aujourd’hui, l’offre de santé est moindre que la demande, et les acteurs de santé ont une grande liberté de travailler là où ils le souhaitent ; le nouveau management public commence à se retourner contre l’hôpital avec des acteurs qui ne partagent pas le projet et décident de partir. »
Chu de Toulouse : résister au lean management
Dans ce système qui s’autodétruit, pour reprendre la formule d’une soignante, comment s’organiser pour résister et reconstruire les collectifs de travail ? En prenant l’exemple du lean management au Chu de Toulouse, mis en place à partir de 2014, Julien Terrié, manipulateur en radiologie, secrétaire général du syndicat Cgt, montre que cela est possible, en livrant des propositions d’action syndicale.
Au préalable, il plante le décor : le Chu de Toulouse, où une vague de suicides a marqué les esprits en 2016, ce sont 14 000 agents, 100 lits en moins entre 2020 et 2021, 300 à 400 lits fermés quotidiennement faute de personnel, mais aussi 60 millions d’euros de remboursement de dette chaque année, l’obligation de dégager des marges d’environ 100 millions d’euros pour faire face à un ensemble de frais, avec les gains de productivité à la hauteur. Dans ce tableau, la masse salariale ne représente que 54 % du budget ; 23 millions de déficit sont attendus en 2023, les mesures du Ségur n’ayant pas été financées.
« Notre prise de conscience est pourtant ancienne », explique-t-il, en citant l’intervention, dès 2013, des consultants de McKinsey et la création d’une direction « Retour sur investissement » (ou Roi, pour return on investment). Puis, en 2014, il y eut l’organisation d’une conférence sur le lean management, ou les bienfaits de l’industrialisation au bénéfice de la santé…
Dans le cadre d’une formation militante, le syndicat avait fait appel à une sociologue, Daniele Linhart, pour tenter d’élaborer une stratégie contre le new public management, à partir d’un diagnostic précis : travail prescrit toujours plus déconnecté du travail réel et des règles du métier, tentatives de détourner les instances représentatives du personnel, déshumanisation totale de la relation avec l’administration, détournement du vocabulaire…
« S’il y a résistance, il y aura recul »
« Le but du management pathogène, souligne Julien Terrié, est de dissimuler que les dysfonctionnements sont la conséquence de l’austérité, se séparer des agents “non productifs”, réprimer les lanceurs d’alerte… C’est un jeu d’équilibriste, mais ça les rend vulnérables. » De ce travail sont issus des principes de lutte, parmi lesquels : faire suivre l’intervention managériale d’une intervention militante, pour décoder le message avec les agents ; demander des écrits sur chaque directive posant problème ; solliciter l’inspection du travail dès que nécessaire (17 courriers en 2021) ; dénoncer publiquement les contradictions et les agissements, comme ce fut le cas contre la radiation d’une infirmière en burn-out ou la révocation d’une lanceuse d’alerte du Samu 31. Avec cette certitude : « S’il y a résistance, il y aura recul. »
Mais résistance à quoi ? Le néolibéralisme, dont Pierre Dardot et Christian Daval ont retracé la genèse dans La Nouvelle Raison du monde (La Découverte, 2010), c’est en effet non pas le retrait de l’État, mais l’intervention massive de l’État pour organiser l’extension du marché. C’est ce qui se passe depuis une quinzaine d’années dans les services publics, et singulièrement à l’hôpital, souligne Marie-Anne Dujarier qui propose, en conclusion, de réfléchir à un renversement de perspective, en considérant le management comme un double marché des biens et des services d’une part, des carrières d’autre part. « En ce sens, explique-t-elle, il n’est pas une “idéologie” mais un “travail”. »
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