« Severance » : pour vivre heureux, vivons dissociés ?

Dans cette excellente série de management-fiction, une opération chirurgicale permet aux salariés de séparer mentalement leur vie au travail de leur vie privée. Leur seul moyen de ne pas devenir fous ?

Édition 069 de [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Les cadres affectés au service du « raffinement des macrodonnées » font face à la figure du fondateur de Lumon Industries. Au premier plan, l’acteur John Turturro. DR

Il y a cent soixante quinze ans, Karl Marx définissait la notion d’aliénation comme ce moment où le travailleur ne se reconnaît plus dans ce qu’il produit, remettant en cause sa propre activité de production. Aujourd’hui, l’aliénation est au cœur d’une série paradoxalement diffusée sur Apple Tv+, la plateforme de streaming d’une multinationale à la réputation sociale plutôt médiocre. 

Et si les travailleurs pouvaient séparer leurs souvenirs entre leur temps au travail et leur vie personnelle  ? C’est la trame de fond de Severance («  dissolution  » en français), qui pousse l’idée jusqu’à ses ultimes limites  : au sein de la nébuleuse entreprise Lumon Industries, les employés «  sevrés  » par chirurgie, surnommés les innies, travaillent sans aucun souvenir de leur vie extérieure. À l’inverse, les outies sont ces mêmes salariés qui, une fois sortis du travail, vivent sans le moindre souvenir de leur journée professionnelle.

Quatre prisonniers de «  bullshit jobs  »

Les personnages principaux sont quatre cadres innies dont la tâche consiste à trier des chiffres toute la journée sur un écran d’ordinateur. Ce travail, qualifié de « mystérieux et important » par leurs supérieurs hiérarchiques, est privé de toute finalité. L’environnement de travail reflète l’absurdité de la répétitivité de leur tâche  : alignés les uns à côté des autres et perdus au sein d’un vaste open-space impersonnel, ils sont sous la surveillance constante de deux top managers, hérauts des valeurs de l’entreprise. On pense tout de suite aux travaux de l’anthropologue David Graeber sur les bullshit jobs, ces emplois improductifs et dépourvus d’utilité sociale.

Comme dans la vie réelle, cette perte de sens est contrebalancée par du happiness management. Popularisé par les entreprises de la Silicon Valley et les start-ups, celui-ci consiste à cultiver une ambiance familiale artificielle au sein de l’entreprise pour distiller du bien-être collectif. Dès le premier épisode de la saison 1, l’absurdité de cette approche pour imposer le bonheur au travail est brillamment illustrée  : ce sont des pauses dansantes accordées aux innies, des tranches de melon offertes en récompense du travail bien fait.

«  Dérives possibles des organisations fragmentées  »

Ce croisement constant entre progression surréaliste et réalités professionnelles fait la force de la série. En jouant sur cette dichotomie, elle exploite toute la capacité de la science-fiction à nous questionner sur nos propres conditions comme sur les dérives du management moderne. 

Maîtresse de conférences à l’université Paris Dauphine-Psl, Sonia Adam-Ledunois travaille sur le lien entre science-fiction et pratiques managériales. Dans un article pour la publication scientifique Dauphine éclairages, elle analyse ainsi un genre qui interroge « les dérives possibles des organisations fragmentées, visuellement exacerbées par une déshumanisation des individus, réduits à une seule fonction dans la société ». Dans Severance, les innies, volontaires pour la chirurgie de leur « dissociation », consentent à leur condition. Du moins, dans un premier temps…

  • Severance, 2 saisons, 19 épisodes, sur Apple Tv+. Disponible également en replay sur la plateforme Mycanal
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