Reportage -  L’enquête conscientisante, source ravivée du syndicalisme

Immersion dans un stage Ugict atypique qui, via des méthodes d’éducation populaire, revisite cette démarche syndicale alliant implication individuelle et action collective.

Édition 045 de début février 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 8 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Libérer la parole, mobiliser l’écoute pour ensuite faciliter les échanges et la réflexion collective. DR

« L’enquête conscientisante », drôle d’intitulé pour une formation proposée à des militants de l’Ugict ! Ses objectifs sont brièvement exposés dans la présentation du stage : acquérir les méthodes pour mener un questionnaire visant « la prise de conscience par les personnes de leurs conditions de travail ou d’une thématique que vous aurez choisi d’approfondir », et simultanément « la mobilisation du collectif de travail pour changer ce réel ». Les participants viennent surtout par le bouche-à-oreille. On leur a assuré qu’ils y trouveraient des pistes pour résoudre leurs problèmes professionnels ou/et syndicaux grâce à « un outil d’une puissance et d’une efficacité redoutable », à condition d’en faire usage sur un périmètre restreint et bien défini.

De quoi attiser la curiosité car, de fait, ce qui va germer de ces cinq jours de travail collectif n’est pas encore identifiable et se révèlera au fur et à mesure. Pour l’heure, ils et elles sont bien présents, ce matin de janvier, debout en cercle dans une salle du centre de formation de la Cgt, à Gif-sur-Yvette (Essonne), apaisant écrin de campagne dans le sud de l’Île-de-France. Une douzaine de participants venus de toute l’Hexagone et même de Belgique, avec des parcours, des cadres professionnels ou des responsabilités syndicales divers. Pas question de commencer par un tour de table classique pour préciser les motivations de sa présence. Pour le moment, chacun, animateur, stagiaire, rédactrice de cet article, est invité à donner son prénom et à raconter pourquoi il ou elle a été prénommé ainsi !

Réactualiser l’apprentissage et la transmission

Mais nous ne sommes pas dans une séance de développement personnel. Outre le fait que l’exercice permet de mémoriser chaque prénom, il suscite des anecdotes  souvent drôles ou émouvantes, a le mérite de détendre les corps, de libérer la parole de toute autocensure et de mobiliser l’écoute. « Ces petits moments consacrés à des récits de vie sont importants, explique Florent, coanimateur du stage. Ils mettent tout le monde sur un pied d’égalité et facilitent les échanges qui suivront »

On l’aura compris, la formation ne consiste pas à assimiler des connaissances théoriques ou revendicatives, même si elle est très structurée, et comprend quelques interventions « descendantes » (de type cours magistral). Par exemple, pour rappeler les origines et la riche histoire de l’éducation populaire, qui s’est déployée dans le monde ouvrier, associatif et syndical, dans les milieux pédagogiques et les mouvements de jeunesse, et que Gaël, organisateur de la formation, ambitionne de revivifier au sein du mouvement syndical : « L’éducation populaire porte des méthodes éprouvées depuis plus d’un siècle et s’avère plus que jamais indispensable à une redécouverte de la créativité qui émane du collectif », rappelle-t-il.

« Rincés » à la fin de la semaine

L’éducation populaire est moins présente aujourd’hui, peut-être parce qu’elle exige de la disponibilité, une concentration et un engagement actifs. Il va de soi que les stagiaires ne pourront pas la gérer en plus de leur quotidien professionnel et syndical habituellement surchargé : il s’agit d’être acteur de sa formation et de contribuer à celle des autres par une mise en commun permanente des avancées et des analyses. Tous s’avoueront « rincés » à la fin de la semaine, mais servis au-delà de leurs attentes, enrichis par ce qu’ils y auront expérimenté : une posture, une approche, des outils pour aller vers leurs collègues ou vers les autres militants, les pousser à préciser et à creuser les problèmes ou les besoins, et surtout une façon plus pragmatique de les aborder et de les résoudre, en impliquant ceux qui les vivent.

«  Notre travail se base sur ce qui nous semble central dans le syndicalisme, ajoute Gaël  : engager le plus de personnes possible dans des actions efficaces pour obtenir des victoires, aussi petites soient-elles. On doit s’accorder le plaisir de petites victoires sur des objectifs réalisables, c’est une thérapie contre l’aigreur et le sentiment d’échec, qui peuvent gangréner quand on voue sa vie au militantisme ou qu’on subit dans la solitude la souffrance au travail. »

Les enquêtes ouvrières de Marx comme base de départ

Les premiers exercices, par deux, plongent les participants dans le vif du sujet  : éprouver la position du questionné et du questionneur, sur deux enquêtes de nature très différentes et dans un temps limité. La première rassemble un quart des 131 questions élaborées par… Karl Marx, un des premiers initiateurs des enquêtes ouvrières, dont l’objectif était d’amener les prolétaires à prendre conscience de l’injustice de leurs conditions de vie et de travail. Budget, logement, salaire, nombre de personnes à charge, toutes les conditions concrètes de la vie quotidienne sont détaillées, dans un questionnaire que les participants jugent en effet «  dirigé  » si on fait abstraction du contexte historique. Les participants notent que certaines questions sont assez intrusives et pas faciles à poser, voire taboues aujourd’hui (sur les salaires, les relations hiérarchiques).

Le deuxième questionnaire a été élaboré par une association féministe et porte sur le patriarcat. Il exige des réponses qui relèvent de ressentis et vécus personnels et parfois intimes. Les « cobayes », questionné·es comme questionneur·ses, éprouvent de la gêne et expérimentent la difficulté qu’il y a à mener un entretien sans une certaine déontologie. Pour mettre à l’aise son interlocuteur et instaurer un véritable échange, avec des réponses franches, ils comprennent qu’il leur faudra aussi donner un peu d’eux-mêmes. « C’est instructif de s’identifier aux deux rôles, remarque une participante. On n’obtiendra pas la même qualité d’écoute ou de détails selon que les doubles sont composés de deux hommes, deux femmes, un homme et une femme. »

Questionné-questionneur, la double conscientisation s’opère

Un autre précise aussi que le silence est souvent un atout pour donner de l’espace à son interlocuteur et lui laisser le temps de détailler ses réponses. Deux femmes qui ont fait équipe estiment que ce questionnaire n’a aucun intérêt, mais deux autres, un homme et une femme, leur suggèrent qu’elles minimisent peut-être les problèmes liés au sexisme, et que c’est en tout cas un sujet incontournable pour les jeunes.

Ainsi, le débat s’instaure et la « conscientisation » s’opère en miroir, qu’on soit dans la position de celui qui pose les questions ou de celui qui y répond. En découle la volonté de réussir à faire s’exprimer son interlocuteur sans être intrusif ni directif, de ne pas penser pour lui, avec l’aide de techniques, de comportements ouverts. Une clé pour donner aux gens l’envie de prendre toute leur place dans un collectif et de s’y engager.

Temps fort du stage : la conception d’un questionnaire et sa mise en œuvre

Le temps fort du stage arrive : la réalisation d’un questionnaire et un entretien réel, autour d’une problématique et d’un interlocuteur choisis au préalable par chaque stagiaire, et souvent interrogé à distance. Pour résumer sans « spoiler » ni détailler tous les outils, il comprend trois parties qui ne doivent pas durer plus d’une vingtaine de minutes. Trois temps pour décrire, analyser une situation et ses causes, et proposer des solutions qu’il est possible de mettre en œuvre pour l’améliorer ou la résoudre. Les consignes : aller à l’essentiel, toujours creuser les détails, et garder en point de mire qu’il faut déterminer les problèmes sur lesquels on peut se donner les moyens d’agir. Si quelqu’un dit : « je travaille trop », il doit expliciter. S’il juge ses temps de transports trop longs, ils doivent être précisés. Chez Airbus, les salariés ont par exemple réalisé que la prime d’habillement qui leur était accordée était ridicule par rapport au temps qu’ils passaient dans l’entreprise avant et après avoir badgé.

Le deuxième temps est celui de l’analyse. Il ne s’agit pas d’en rester à la colère ou à la frustration, mais de déterminer l’enchaînement des causes engendrant une situation.

La troisième partie en découle : identifier les actions possibles pour sortir de ces situations, notamment à partir d’expressions récurrentes des interrogés. Dans l’après-stage, ils devront représenter au moins un tiers du public ciblé et seront questionnés par des équipes. Une phase de restitution et de réflexion collective devra ensuite permettre au syndicat de prendre le relais pour formuler et porter collectivement les actions à mener. Il s’agit bien toujours d’être opérationnel et efficace, en se donnant les moyens d’obtenir rapidement des résultats.

Sentiment de retrouver du pouvoir d’agir

Pour les stagiaires, le premier essai est transformé. Tous et toutes veulent renouveler leurs pratiques syndicales, placer le syndicat en déclencheur et soutien des luttes plutôt qu’en autorité décidant de tout, impliquer le plus de personnes dans les actions. Cyril est cadre Sncf en Bretagne, où il a déjà expérimenté des méthodes d’éducation populaire telles que l’arpentage pour prendre en charge collectivement des documents de travail ; il est aussi responsable national à l’Ugict. Sa problématique de stage était « Comment lève-t-on les freins à l’activité spécifique ? » à partir d’un questionnaire auprès d’un ancien responsable national de l’Ufcm-Cgt (cheminots cadres, techniciens et maîtrises) : « En une heure, nous avons fait émerger de nombreux obstacles et des solutions pour y remédier, ça a été très fructueux. Cela m’a aussi permis d’améliorer ma façon de poser les questions et d’aborder les problèmes. »

Jérôme, professeur en école d’art à Toulouse, particulièrement sensible au fait que les stagiaires sont invités à être des passeurs auprès de leurs collègues, compte bien faire usage de ce qu’il a acquis dans son cadre professionnel comme dans sa pratique militante, dans un premier temps pour développer son syndicat. Il s’est concentré sur l’analyse des dysfonctionnements qui dégradent les conditions de travail dans son établissement, avec là encore de nombreuses pistes d’action évoquées avec son interlocuteur, qu’il espère mettre en commun à l’issue de l’enquête de plus grande ampleur, objectif de l’après-stage.

« Je venais chercher du concret, j’ai été servie ! »

Isabelle, documentaliste à Rennes, avait pour objectif d’améliorer l’implication des membres de la commission exécutive de son syndicat. « Mon questionnaire vise à identifier les dysfonctionnements dans notre collectif, à redonner envie à tous les membres de la Ce-Ugict des Territoriaux de Rennes de s’investir. » Avec un premier résultat surprenant : «  Au départ, la collègue que j’ai interrogée m’a prévenue qu’elle n’avait aucune intention de s’investir davantage. À la fin, elle listait les nombreuses actions tout à fait réalisables sur lesquelles elle comptait s’engager ! Je venais chercher du concret, j’ai été servie ! Notre syndicat a perdu en représentation et en temps syndical, il nous faut trouver d’autres moyens de présence sur le terrain. Comme l’a dit ma collègue, le syndicalisme à la papa où quelques personnes enchaînent les réunions et décident pour les autres, cela ne marche plus, encore moins avec les jeunes. Il nous faut aussi poursuivre le travail en commun avec les catégories ouvriers et employés. Cibler les services en fonction des mentalités, qui ne sont pas les mêmes dans le culturel et le technique, etc. On va avoir du pain sur la planche, mais on est confiants et on sait qu’on peut s’appuyer sur Gaël et Florent. »

En effet, autre spécificité de ce stage, il offre un service après-vente ! « Notre outil est en amélioration constante, nous mettons à disposition une banque d’enquête sur les expériences déjà menées et nous assurons et suivi de celles en cours ou en projet. » À suivre, donc !

Valérie Géraud

  • Scop Plateforme d’éducation populaire et syndicalisme (Peps) :  https://lapeps.fr