Immigration : « L’exil est à la fois un éloignement forcé et un cheminement indéfini »
À partir d’une enquête menée à la frontière franco-italienne, dans les Alpes, l’anthropologue Didier Fassin et la sociologue Anne-Claire Defossez montrent que la théorie de « l’appel d’air », utilisée pour justifier le durcissement des lois sur l’immigration, est un mythe. Lecture.
Un, deux, trois, puis quatre tentatives de passage à travers la montagne : la dernière, après plusieurs interpellations par la police française et le renvoi en Italie, est la bonne. Ils sont trois : un homme, une femme enceinte de huit mois, un enfant. Il y a deux ans, ils quittaient l’Iran. Après un long périple qui les as conduits sur la route des Balkans, les voici dans un refuge du Briançonnais, courte halte vers un nouveau départ pour Paris, puis Calais dans une vaine tentative de gagner l’Angleterre, enfin l’Allemagne.
À la frontière franco-italienne, de part et d’autre du col de Montgenèvre (1854 mètres), l’un des plus accessibles des Alpes, l’anthropologue Didier Fassin et la sociologue Anne-Claire Defossez (1) ont mené pendant cinq ans, été comme hiver, une recherche pour donner à comprendre l’engagement des bénévoles, le désarroi – parfois – des forces de l’ordre et l’expérience des exilés : majoritairement issus de la classe moyenne, ils sont maçons, jeunes diplômés en langues étrangères ou spécialisés en production cinématographique, infirmiers, comptables… Plus tard, dans le pays où ils parviendront à s’installer, ils seront livreurs, serveurs, aides à domicile, travailleront sur les marchés à Paris ou dans l’agriculture en Espagne et en Italie.
Publiée au Seuil (2), leur recherche croise les approches scientifiques, l’observation et la pratique du terrain. Elle puise son origine dans l’opération qu’a menée l’organisation d’ultradroite Génération identitaire, en avril 2018, dans les montagnes des Hautes-Alpes, au col de l’échelle (1762 mètres), banderole « Closed Border » déployée. Six ans plus tard, elle éclaire le lecteur sur le caractère totalement hors-sol de la loi « Asile immigration » adoptée en décembre 2023 qui réduit, comme toutes les précédentes, les droits des étrangers au prétexte notamment « d’un appel d’air » créé par un système social supposé trop généreux. « L’appel d’air », démontrent-ils, est un mythe qui ne résiste pas à l’enquête de terrain, basée notamment sur plus de deux cents entretiens, tous acteurs confondus : exilés, bénévoles des associations, gendarmes, policiers.
La France, une terre d’accueil marginale
Choisi à dessein, le mot « exilé » – et non réfugié ou migrant – veut en attester. Il suggère une double dimension, soulignent les deux chercheurs : « La contrainte du départ, qu’elle soit liée à la violence ou à la misère, et l’indétermination du voyage, dont ni le but final ni les étapes intermédiaires ne sont certaines (…), l’exil est à la fois un éloignement forcé et un cheminement indéfini ». La famille iranienne est avant tout déterminée à quitter l’Iran, quels qu’en soient les difficultés et le prix : sur la route des Balkans, avant d’affronter la montagne alpine, elle aura essayé de franchir la frontière croate à vingt-cinq reprises. Dans un contexte d’accroissement des mobilités humaines, amplifié demain par les effets du réchauffement climatique, la France d’ailleurs reste une modeste terre d’accueil. Dans les Alpes, Didier Fassin et Anne-Claire Defossez, qui se sont engagés aux côtés des bénévoles, font les comptes : au refuge solidaire de Briançon, 3948 personnes, dont 1540 Afghans fuyant le régime taliban, ont été accueillies en 2022 ; la plupart n’ont aucune intention de rester dans le pays. C’est l’un des enseignements qu’ils tirent de leur travail : « La présence des exilés sur le territoire français est un phénomène à la fois démographiquement marginal et politiquement central ».
Démographiquement marginal : le phénomène des exilés, en effet, doit être relativisé. Didier Fassin et Anne-Claire Defossez s’appuient, pour l’affirmer, sur les statistiques publiées par l’agence européenne Frontex faisant état de 330 000 entrées en 2022. « Or, ce chiffre, expliquent-ils, qui ne correspond qu’à 0,07 %, soit moins d’un millième, de la population de l’Union européenne (…) ne devrait pas être un sujet d’anxiété pour les responsables européens ». Cela n’a pas empêché Génération identitaire de manifester pour « Défendre l’Europe ». Cela n’a pas non plus empêché la présidente de la Commission européenne de s’inquiéter en 2023, dans un courrier aux vingt-sept chefs d’État de l’UE de la « hausse importante des arrivées irrégulières », en reprenant les chiffres de Frontex.
Des politiques répressives inefficaces
Dans les Alpes, cette obsession politique, nourrie par l’extrême droite, reprise par la droite et aujourd’hui adoptée par le gouvernement, se traduit par une importante présence policière et militaire à proximité du col de Montgenèvre : plus de 250 agents y sont déployés pour tenter d’intercepter, en moyenne chaque jour, à peine une dizaine d’exilés. Dans le chapitre consacré à « l’exercice de la force publique » dans la zone frontalière, les deux chercheurs se sont efforcés « de rendre compte rigoureusement de ce qu’ils font, comment ils le font et pourquoi ils le font, dans les contraintes de leur métier et la diversité de leurs pratiques », sous pression de la politique du chiffre initiée par Nicolas Sarkozy.
Symboliquement, c’est au milieu du livre (chapitre 4) que la frontière est franchie : elle n’est pas seulement un décor, mais un être à la fois « protéiforme » et « versatile » qui vit au rythme des soubresauts géopolitiques, montrent-ils. Même surveillée et militarisée à l’excès, elle est finalement souvent vaincue, illustration de l’inefficacité de politiques aussi répressives soient-elles. Dans le désordre du monde, la dernière loi en date, le « bouclier qui nous manquait » a vanté Emmanuel Macron dans « C à vous » pour défendre son adoption avec les voix du Rassemblement national, n’y changera rien.
Christine Labbe
1/ Didier Fassin est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines, et directeur d’études à l’EHESS. Anne-Claire Defossez est chercheure à l’Institute for Advanced Study de Princeton.
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