L’Ugict-Cgt a 60 ans (2/2) : l’âge de tous les possibles !

La Commission exécutive du 18 octobre a consacré une après-midi à des témoignages sur l’histoire de l’Ugict, en présence de plusieurs de ses secrétaires généraux. Conclusion ? Ce n’est qu’un début…

Édition 038 de fin octobre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 8 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Soixante ans après la création de l’Ugict, 30% des Ict considèrent que la Cgt est légitime pour les défendre. C’est dix points de plus en une décennie. DR

À quoi sert l’histoire  ? À éclairer le passé, à comprendre le présent, à mieux construire l’avenir répondront les dirigeants de l’Ugict, actuels et anciens, qui se sont succédé en tribune le 18 octobre, à l’occasion du 60e anniversaire de l’organisation. Soixante années avec des hauts et de bas, mais toujours marquées par la volonté de cadres, ingénieurs et techniciens d’exister au sein de la Cgt et de s’exprimer en son nom dans leur entreprise.

Pour la Cgt, historiquement «  ouvriériste  », cela n’est pas allé de soi, d’autant que les autres catégories de personnels y ont longtemps été perçues comme n’étant du côté des «  vrais  » travailleurs. «  Dès le Front populaire pourtant, raconte André Jaeglé, coprésident de l’Institut d’histoire de l’Ugict, des dirigeants de la Cgt, notamment Ambroise Croizat, défendent l’ouverture de la Cgt aux ingénieurs et cadres. La pertinence à les organiser redevient d’actualité après guerre car tous participent à reconstruire l’économie.  »

La «  double nature  », dans l’Adn de l’Ugict dès sa naissance

La structure Ugic (sans le « t »), créée en 1948, ne sera cependant relancée et officialisée qu’en 1963, sous l’impulsion de syndicats – de la chimie, de Thomson, d’Edf-Gdf, où René Le Guen, premier secrétaire général de l’Ugict, est ingénieur. Ce sont de fortes personnalités, issues de ces catégories, qui font valoir que les ingénieurs, cadres, techniciens, agents de maîtrise prennent une part croissante dans les entreprises. André Jaéglé, 33 ans à l’époque, diplômé de Polytechnique et des Ponts et Chaussées, travaillait à l’Institut géographique national  : «  La conférence nationale qui officialise l’Ugic a lieu à la veille du 34e congrès confédéral de la Cgt, en mai 1963, sur fond de conflits sociaux d’ampleur – les charbonnages, Neyrpic – auxquels des ingénieurs et cadres participent. Il m’en reste peu de souvenirs, si ce n’est les échanges houleux sur l’enjeu de s’organiser dans une orga spécifique ou d’être intégrés à nos fédérations respectives. Nous n’avons pas tranché… en optant pour la double affiliation  !  »

Dès sa naissance, l’Ugic, auquel le «  t  » de technicien sera ajouté en 1969, fait ainsi valoir sa «  double nature  »  : être un outil de la Cgt, mais avec dans son Adn le projet de défendre la spécificité professionnelle de ses adhérents, en leur permettant d’exprimer en toute autonomie des revendications qui leurs sont propres. Dans son premier appel aux organisations de 1963, la Cgt parle d’«  alliance  » et pas encore de «  convergence  » avec les Ict.

Arguments étant déjà pris, ce sera Options  !

André Jaeglé, qui sera secrétaire national de l’Ugict de sa création à 1982, a également participé à la création d’Options  : «  Dès notre premier congrès, au printemps 1965, nous voulions une publication qui atteste notre existence et nos réflexions. Après plusieurs réunions pour trouver un titre, on se met d’accord sur Arguments… mais c’était déjà pris, alors Options s’est imposé  ! Nous avions l’ambition de réaliser un vrai journal, qui s’appuie sur la coopération de professionnels et de militants. Le numéro 1, dès novembre 1965, titre “Pas de stabilité pour les cadres”.  »

Les militants apprennent les rudiments du métier sur le tas, en sollicitant les compétences professionnelles de chacun, que ce soit pour la fabrication ou la rédaction. «  Le journal a été structurant pour l’Ugict, juge André Jaeglé, en particulier au moment où l’organisation n’a plus voulu se contenter d’être le “bureau d’études” de la Cgt. On a changé de ligne éditoriale, et demandé aux journalistes d’insister sur le vécu des salariés et ce qui se passait sur le terrain. Les articles ont parfois évoqué des situations ou des propos qui n’allaient pas dans le sens de nos idées – sur l’écologie et le nucléaire par exemple –, mais ils avaient le mérite de bousculer les certitudes et d’animer les débats.  »

De gauche à droite : Jean-François Bolzinger, Sophie Binet, Alain Obadia, Sylvie Durand, André Jaéglé et Caroline Blanchot. DR

Le long chemin de l’«  alliance  » à la «  convergence  »

Au long de ces premières décennies, une constante injonction continue de peser sur les syndiqués Ugict  : prouver leur appartenance «  de classe  ». Le «  malaise des cadres  » prend de l’ampleur dans l’organisation comme au dehors. Font-ils partie des directions ou peuvent-ils légitimement rallier les autres salariés  ? Comme le rappelle Alain Obadia, secrétaire national de l’Ugict de 1982 à 1992, s’engager à la Cgt quand on est ingénieur ou cadre n’allant pas de soi, cela aurait dû suffire à prouver qu’on choisit de se mobiliser pour des transformations sociales  : «  En fait, au tournant des années 1980, les cadres, ingénieurs et techniciens représentent déjà plus du tiers du salariat. La Cgt doit donc surtout décider si elle a vocation à élargir sa base en organisant l’ensemble du salariat.  »

Cadre à la Ratp, Alain Obadia se souvient que l’Ugict franchit alors un palier  : «  Les Ict qui se syndiquaient étaient perçus comme un apport marginal à la Cgt, au mieux ils étaient sollicités pour leur expertise, et ne se donnaient pas nécessairement les moyens de mettre en avant leurs propres revendications, jugées trop “catégorielles” par une majorité des militants. L’Ugict clame pourtant que pour élargir les forces de la Cgt, son activité doit nécessairement s’appuyer sur des revendications spécifiques, qui témoignent du fait que les Ict aussi font partie des collectifs de travail.  »

On parle désormais davantage de convergences que d’alliances  : les évolutions dans le management et la gouvernance des entreprises le confirment, les personnels d’encadrement se sentent de plus en plus dépossédés de leur autonomie, de certains de leurs pouvoirs d’intervention, ils n’identifient plus qui décide dans l’entreprise car les directions sont ailleurs. Les évaluations individuelles de leurs «  performances  » les fragilisent et les poussent à se battre pour des droits garantis collectivement. «  Nos catégories, comme on dit, ont alors affirmé leur caractère combatif et revendicatif, explique Alain Obadia, et leur volonté de s’inscrire dans des luttes rassembleuses et convergentes avec les autres. Cela n’a pas pour autant réglé le débat de la “spécificité” au sein de la Cgt. Aujourd’hui, cela peut paraître évident que les Ict discutent de leurs revendications et de leurs formes d’actions spécifiques  ; c’est une des conditions de la démocratie syndicale. Mais il y a toujours eu des freins à cette vision.  »

La taylorisation du travail intellectuel fait basculer les Ict

Ce qui a provoqué un basculement, estime l’ancien secrétaire général, ce sont «  les restructurations industrielles et les évolutions technologiques, qui ont donné lieu à des mobilisations importantes dans les entreprises – Creusot Loire, Thomson, Dégremont, Technip. Les syndicats Ugict ont apporté beaucoup aux luttes, en particulier pour analyser les arguments des directions et, plus globalement, élaborer des contre-propositions pour utiliser autrement l’argent public ou développer l’économie  ». Dans certaines entreprises où les Ict étaient majoritaires, l’existence de l’Ugict s’est avérée déterminante, poursuit-il  : «  Je regrette encore que la Cgt n’en ait pas pris conscience plus tôt et ne se soit pas donné les moyens de déployer plus de moyens pour aider les salariés Ict à s’organiser. Cela a sans doute contribué à nous faire perdre beaucoup d’influence, et c’est toujours un enjeu stratégique pour l’avenir du syndicalisme.  »

Ingénieur chez Bull, Jean-François Bolzinger a pris des responsabilités à la fédération de la métallurgie durant cette période, puis à l’Ugict au tournant des années 1990-2000. Lui aussi a vécu des transformations technologiques majeures, la «  croissance du travail qualifié  » et la «  taylorisation du travail intellectuel  ». Il en témoigne dans son récent ouvrage Rassembler le salariat. Histoire du syndicalisme spécifique Ugict-Cgt.

Les Ict basculent alors irréversiblement du côté du salariat  : «  Les ingénieurs et cadres plébiscitent un syndicalisme revendicatif, autour de leur professionnalisme, de leurs responsabilités, mais ils sont également vigilants sur le fait qu’ils sont vecteurs de décisions qui peuvent impacter les autres salariés. Ils portent d’ailleurs des combats qui concernent l’ensemble des salariés, sur le temps et les charges de travail, les inégalités hommes-femmes, les lanceurs d’alerte, la responsabilité pénales ou encore, aujourd’hui, le télétravail.  »

Alors, l’Ugict se serait-elle si bien intégrée à la Cgt qu’il n’y aurait plus besoin d’Ugict  ? Sophie Binet, passée en quelques jours du poste de secrétaire générale de l’Ugict à celui de secrétaire générale de la Cgt, répond à la boutade  : «  “Rien n’est écrit d’avance”, assurait le slogan d’un des récents congrès de l’Ugict. Mais tout n’arrive pas par hasard  ! C’est peut-être aussi parce que l’Ugict a témoigné de sa capacité à travailler avec tout le monde et à construire des convergences.  » Les enquêtes montrent en tout cas que les Ict sont désormais 30  % – soit un bond de 10 points en un an – à considérer que la Cgt est légitime pour les défendre. «  Il y a donc besoin de plus et mieux d’Ugict, pour accueillir ceux qui sont prêts à s’y investir, conclut Sophie Binet. Pas question de demander aux Ictam de faire du général  ! Nous avons besoin d’eux pour enrichir la palette revendicative de la Cgt, renforcer et pérenniser notre présence dans ces catégories.  »

Il y a beaucoup de travail à mener sur les besoins sociaux, la recherche, la transition écologique, les projets d’évolution ou de reconversion de certaines activités. «  Cela, nous le faisons déjà, comme récemment à Gardanne ou à Blanquefort. C’est un énorme défi, d’autant qu’il ne faut pas pour autant oublier l’autre moitié du salariat – les ouvriers et employés –, et construire des passerelles. Je l’ai encore mesuré récemment à l’hôpital de la Pitié, en rencontrant des ouvriers, des soignant·es et des médecins qui ont des vécus professionnels et des besoins de natures différentes, mais qui veulent tous se battre pour mieux soigner. »

Pour les soixante années à venir, il ne faudra donc pas jouer en défense, mais en attaque. « Comment ? interroge Caroline Blanchot, qui a pris le relais au secrétariat général de l’Ugict. À partir de la crise actuelle du rapport au travail, notamment celle des jeunes diplômés qui refusent que leurs compétences, en plus d’être mal reconnues, ne servent qu’à entretenir la logique capitaliste. Du point de vue de l’organisation, avec la loi sur la représentativité, les Ict doivent porter leurs voix et celles de la Cgt dans les instances représentatives du personnel. Il y a encore trop d’entreprises où, faute d’activité de proximité, faute de candidats dans ces collèges, les salariés Ict ne peuvent pas voter pour la Cgt. ». Au cours du débat, Jean-Pascal François, administrateur de la fédération de la Construction, bois et ameublement, insiste sur les enjeux de représentativité et explique pourquoi «  une activité Ict est une question existentielle pour le syndicalisme ».

Secrétaire générale adjointe du syndicat, Agathe Le Berder conclut par une vision optimiste  : «  Les jeunes diplômés n’ont aucun a priori sur la Cgt et estiment à 46  % qu’elle peut les défendre. On expérimente, on s’adapte, et ils se lancent maintenant comme candidats dans leurs élections professionnelles. Continuons à faire des choix visionnaires, à nous battre avec notre identité et reprendre du pouvoir sur notre travail et sur les rapports sociaux  !  »

Valérie Geraud