Migrants  : visa pour l’errance  ?

Des milliers d’exilés meurent sur les routes ou en mer. Et pour les survivants, les conditions d’accueil se durcissent. Témoignages au festival de photojournalisme Visa pour l’image, à Perpignan.

Édition 035 de mi septembre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

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Nicolas Lee explique dans quelles circonstances il a réalisé son reportage parmi les migrants qui cherchent à rejoindre l’Angleterre. DR

C’est la nuit, sur une plage. Une lumière violente éclaire un gilet de sauvetage déchiré et abandonné. Il a «  rendu l’âme  » pourrait-on dire, si ce n’était  peut-être  le cas de son dernier utilisateur. Un de ces migrants anonymes, de passage avant d’embarquer pour l’Angleterre, le but rêvé de son périple. «  Pendant des mois, voire des années, explique Nicolas Lee, ils – et elles – ont survécu à tous les dangers, souvent subi le vol de leurs biens, l’exploitation ou l’esclavage, les agressions et les viols. Pas question d’abandonner maintenant qu’ils voient les côtes anglaises.  » Le jeune photographe et journaliste est allé à leur rencontre pendant trois ans, sur le littoral du nord de la France, entre Grande-Synthe et Calais.

Sur ses photos, ils ont parfois l’aspect d’ombres floues ou de silhouettes interchangeables. Mais souvent, aussi, un visage, un nom, un parcours. Ses clichés documentent le harcèlement incessant des forces de l’ordre, qui délogent ces survivants et les obligent à être toujours en mouvement. Il montre aussi le soutien et la solidarité des réseaux d’aide : ils empêchent qu’ils soient invisibilisés, privés de tous droits. «  Les images apportent un premier témoignage. Il faut néanmoins les légender pour décrire ce qu’on y voit : les jeeps des forces de l’ordre qui patrouillent sur les plages, les blocs de pierre posés sur les voies d’accès aux campements pour entraver les associations, les tentes déchirées par les policiers, la précarité, sans eau ni sanitaires.  » Le provisoire qui dure, dans le dénuement. Et aussi l’espoir persistant, symbolisé par ces mouettes qui, elles, ne sont pas clouées au sol, ou par ces jeunes qui jouent au base-ball au milieu de nulle part.

Dans la jungle du Darién

Depuis 35 ans, « Visa pour l’image » rend gratuitement accessible le travail des photojournalistes pour témoigner de l’état du monde. DR

L’exposition de Nicolas Lee est présentée par le Syndicat national des journalistes (Snj-Cgt), invité du «  off  » de Visa pour l’image à Perpignan qui, depuis trente-cinq ans, défend le travail de plus en plus difficile, mais toujours indispensable, des photographes professionnels, pour illustrer les fracas du monde. Cette année, outre les conflits, les expositions insistent sur la situation des femmes et leur résistance – en Iran, en Afghanistan, aux États-Unis , sur la précarité croissante des populations comme des animaux face aux bouleversements climatiques et, toujours et encore, sur ceux qui sont poussés à quitter leur pays.

Parmi ces reportages, celui de Federico Rios Escobar s’est vu attribuer le Visa d’or humanitaire par le comité international de la Croix-Rouge. Le photographe colombien a suivi les milliers de personnes qui s’aventurent dans la jungle du Darién, frontière quasi infranchissable entre la Colombie et le Panama, pour gagner le Mexique puis espérer franchir le mur qui interdit l’entrée des États-Unis. Couverts de boue, épuisés, blessés, on les voit néanmoins former des chaînes humaines, porter les plus faibles, prendre en charge les enfants seuls…

À bord de l’Ocean Viking

Le travail du Français Michaël Bunel, à bord de l’Ocean Viking, affrété par l’Ong Sos-Méditerranée, est également mis à l’honneur, et rappelle que les drames en mer perdurent. «  Des centaines de personnes sont encore mortes dans des naufrages cet été, et on a presque le sentiment que tout le monde s’y habitue, soupire Coralie Druelle, organisatrice de l’expo du Snj-Cgt, entre deux coups de téléphone pour accélérer la réinscription au collège d’un jeune sans papiers dont elle accompagne la famille  : «  Le changement d’académie bloque le dossier. Les consignes semblent claires  : décourager toute velléité d’intégration et compliquer les actions de solidarité.  »

Les militants locaux le confirment  : les conditions d’aide d’urgence aux migrants ou d’accompagnement à l’installation se durcissent. Pourtant, en Catalogne, à la frontière franco-espagnole, la mémoire des mouvements de population – souvent dramatiques, comme la Retirada des républicains vaincus en 1939 – reste vive. Certes, depuis l’ouverture de l’espace Schengen en 1995, la frontière est abolie pour les Européens. Mais pour les autres, malgré un réseau de solidarité transfrontalier, le soutien n’est ni facile, ni encouragé par les autorités. «  Les exilés qui traversent ici souhaitent rarement s’installer dans la région et ne se déplacent pas en groupes, explique Josiane Boucher, de l’Association de solidarité avec tous les immigrés (Asti). C’est d’autant plus compliqué d’être en contact avec eux et de leur porter secours.  »

Accidents mortels dans un tunnel ferroviaire

À la frontière franco-espagnole, l’été 2021 a ainsi été marqué par des accidents mortels dans le tunnel ferroviaire entre Portbou et Cerbère, parce que les forces de l’ordre, déployées dans les trains et sur les routes les plus fréquentées, ont aussi fermé les petites routes de montagne. «  Les migrants n’avaient plus que le tunnel pour passer, sauf que la Sncf y a installé des barbelés cisaillant, les obligeant à marcher sur les voies.  » Des cheminots Cgt ont été inquiétés pour avoir dénoncé ces pratiques qui, depuis, ont seulement été «  corrigées  » par l’installation de panneaux d’avertissement. Quid des migrants qui restent un temps ou veulent s’installer dans la région  ? «  Avant, ils occupaient des squats dans l’espoir d’être pris en charge par les pouvoirs publics. Aujourd’hui, ils sont refoulés, parfois sur dénonciation. Les mineurs ne sont plus aidés dès lors qu’ils ont atteint leur majorité, et même les familles installées depuis des années risquent de perdre leur droit de séjour tant les démarches administratives se sont complexifiées et ralenties.  »

À l’Union départementale (Ud) Cgt des Pyrénées-Orientales, les militants racontent la guerre d’usure menée contre les pouvoirs publics pour faire valoir les droits des exilés qui les sollicitent. En atteste Nicolas Ribo, enseignant en lycée professionnel qui, avec le Réseau éducation sans frontières (Resf), se bat pour que les mineurs isolés ne perdent pas le soutien de l’Aide sociale à l’enfance à leur majorité, et puissent être durablement accompagnés dans leurs études  : «  Trop souvent, mes élèves dans cette situation sont orientés vers des formations professionnelles courtes, même quand ils auraient les capacités et la volonté de poursuivre leurs cursus. L’institution prétexte une maîtrise insuffisante de la langue française, mais c’est aussi pour ne plus les prendre en charge, même si cela compromet leur insertion professionnelle et leur avenir.  »

«   Menace grave à l’ordre public  »

La CGT invitée du « off »  : des expos, des projections…, avant de nouvelles initiatives pour le « Festival des luttes » le 25 septembre. DR

Pour sa part, Karin Tartas, animatrice de la vie syndicale à l’Ud et secrétaire nationale adjointe de la Cgt-Intérieur, met à profit ses compétences de juriste et son expérience au sein des services de l’État pour déjouer les multiples obstacles administratifs – y compris l’immobilisme – qui se dressent face à un migrant cherchant à régulariser sa situation. «  Les préfectures ont pris acte de certaines directives qui font peser le doute sur toute demande. La loi immigration en préparation risque d’enfermer un peu plus les sans-papiers, voire ceux qui demandent un simple renouvellement de titre de séjour, dans une spirale administrative qui les mettrait sous le coup d’une Obligation de quitter le territoire français (Oqtf), avec inscription sur le fichier des personnes recherchées.  »

Déjà, le soupçon juridiquement flou et politiquement aléatoire de «  menace grave à l’ordre public  » fait peser l’arbitraire sur de nombreuses demandes. L’Ud, qui organise un festival des luttes le 23 septembre, compte à cette occasion réactiver un collectif de soutien aux migrants, et organise un débat sur les perspectives et les revendications à porter pour les défendre.

Produire du récit, avec le mémorial de Rivesaltes

Perpignan, première ville de cette taille à avoir élu un maire Rassemblement national, compterait dans sa population un tiers de descendants de républicains espagnols. Cet été, on a pu croiser sur ses plages aussi bien de jeunes suprémacistes blancs prêts à patrouiller sur la frontière que des militants de l’association Welcome 66 pour une initiative très populaire  : apprendre à nager aux migrants… Complexe.

Mathilde Pette, professeure de sociologie à l’université de Perpignan, a travaillé sur les migrants et les associations de solidarité dans le nord de la France. Pour ce qui est des Pyrénées-Orientales, elle estime que le mémorial de Rivesaltes, dont elle a été membre du conseil scientifique, incarne cette complexité et la nécessité de tisser des liens entre le passé et le présent. «  C’est essentiel de transmettre la mémoire de ce lieu emblématique, sans oublier aucune des 60 000 personnes qui y sont passées.  » Conçu, en 1938-1939, pour être un camp militaire préparant les soldats au départ vers les colonies, le lieu a été converti en camp d’internement pour les républicains espagnols, puis pour les Juifs français et étrangers, pour les tziganes… Après 1945, on y a parqué des prisonniers allemands, puis des tirailleurs des colonies, puis des indépendantistes algériens, puis des harkis après 1962. Après une période d’abandon, on y a installé, en 1984, un centre de rétention administrative qui a fonctionné jusqu’en 2007, avant d’être déplacé à deux pas, près de l’aéroport…

«  Le mémorial n’aurait pas existé sans que des citoyens découvrent des fiches d’internés jetées à la décharge municipale, et se mobilisent pour faire de Rivesaltes un lieu de mémoire vivante. Je travaille à retrouver la trace de toutes ces personnes, à construire un récit collectif solidaire de ce qui a été vécu et accompli par les militants.  » Pour cette sociologue engagée, la mémoire des luttes est un enjeu  ; elle se renforce dans la production de récits qui évitent que l’engagement citoyen soit invisibilisé ou vidé de sens. Ils encourageront peut-être de nouvelles mobilisations.

  • Festival Visa pour l’image. Entrée libre jusqu’au 17 septembre. Pour les scolaires jusqu’au 29 septembre. Exposition d’une sélection de tirages très grand format au parc de la Villette, à Paris, du 16 au 30 septembre, dont un diaporama diffusé dans la grande halle les 22 et 23 septembre.

La Cgt et les « rejetons » dans le off

La Cgt est invitée dans le off depuis 1995. L’exposition de Nicolas Lee se tient sur le site de la bourse du travail historique, place Rigaud, au centre ville. Tout comme celle de l’union départementale Cgt des Pyrénées-Orientales, qui présente les meilleurs clichés de trois de ses militants photographes, réalisés lors de la mobilisation contre la réforme des retraites. Des images à la fois festives, combatives et revendicatives. Une manière symbolique de rappeler que ce lieux fête ses 120 ans d’existence et restera un point de rassemblements et de luttes, même s’il a été transformé en bibliothèque universitaire.

Le Snj-Cgt a également donné à voir, début septembre, des photos du Bal des rejetons, un collectif de 30 photographes non sélectionnés à la suite de l’appel d’offre de la Bibliothèque nationale de France, qui avait pour objectif de soutenir la profession, mais n’a financé – à hauteur de 22 000 euros – que 200 projets parmi 1 500 dossiers déposés, pour faire le portrait de « la France post-Covid ». Un financement participatif a permis aux rejetés (les « rejetons ») de récolter près de 30 000 euros pour faire germer leurs pousses, en menant à bien leurs reportages. Ils font même l’objet d’un superbe ouvrage : Le Bal des rejetons. Un voyage photographique en France, Éditions de juillet, 496 pages, 49 euros.