Échecs – Mark Taïmanov, un mauvais citoyen

Au début des années 1970, la défaite des champions soviétiques face au prodige états-unien Bobby Fischer fut une terrible humiliation. Et le châtiment s’abattit sur l’infortuné Mark Taïmanov (1926-2016).

Édition 032 de mi-juin 2023 [Sommaire]

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Pièces d’échecs noires © Deva Darshan/Pexels

Par Éric Birmingham

En mai 1971, à Vancouver (Canada), l’Américain Bobby Fischer battait 6 à 0 le Russe Mark Taïmanov en quart de finale du match des candidats au titre mondial. La vie de Taïmanov en fut totalement bouleversée. Jusque-là, dans son existence, tout lui avait pourtant souri.

Enfant, il avait été comédien dans des productions cinématographiques soviétiques. Un de ses premiers rôles fut celui d’un enfant musicien prodige. Cette expérience lui donna envie d’apprendre à jouer du piano. Et alors que ce passa-t-il  ? Il devint l’un des grands pianistes en Urss  ! En étudiant la musique, il découvrit les échecs et l’histoire remarquable du Français André Danican Philidor. L’immense musicien du XVIIIe siècle, dont le buste orne l’opéra Garnier à Paris, fut également le plus fort joueur d’échecs de son époque. Et alors  ? Mark Taïmanov devint également l’un des plus formidables joueurs d’échecs de l’Union soviétique  ! Il remporta d’ailleurs le championnat d’Urss en 1956.

Le match

En 1970, à l’issue de l’Interzonal de Palma de Majorque, en Espagne, il se qualifia en 8e de finale des candidats pour le titre mondial. Dans un premier temps, il fut enthousiaste et heureux à l’idée d’affronter Bobby Fischer. «  Le résultat ne reflète pas et ne respecte pas non plus l’équilibre des combats qui se sont déroulés sur l’échiquier  », dira l’Américain longtemps après le match. Quant à Taïmanov, il écrira  : «  J’avais le sentiment de jouer contre une machine qui ne commettait aucune erreur. Fischer ne donnait jamais rien, sa défense était incroyablement solide. Il a anéanti mes capacités de résistance.  » Depuis 1968, Back in the Ussr était un tube des Beatles sur de nombreuses radios à l’Ouest. Au-delà de la catastrophe sportive pour sa carrière, le champion soviétique eut de gros ennuis dès son retour à Moscou.

Le dernier voyage

Les autorités prétextèrent qu’un exemplaire d’un ouvrage censuré de Soljenitsyne avait été trouvé dans ses valises. Il fut questionné par des agents du régime. Puis, lors de sa convocation devant le Comité des sports, il lui fut reproché d’avoir déshonoré son pays. «  Un assassin n’est dangereux que pour un seul homme, le mauvais citoyen est nuisible à tout un peuple.  » On lui retira ses titres honorifiques, ses droits financiers sur ses publications échiquéennes ainsi que sur ses œuvres musicales. Mais, plus terrible encore pour le musicien et champion du jeu d’échecs  : les voyages en dehors de l’Urss lui furent dorénavant interdits.

Petrossian et Spassky vaincus à leur tour

Cette punition du champion vaincu engendra une blague qui circula dans les années 1970 en Urss  : «  Vous avez entendu la nouvelle  ? Il paraît que Soljenitsyne a de gros ennuis, les douaniers ont trouvé dans sa valise Comment jouer la nimzo-indienne par Mark Taïmanov.  »

Heureusement pour Taïmanov, Tigran Petrossian en finale des candidats, puis Boris Spassky en défendant son titre de champion du monde en 1972, ne firent qu’à peine mieux contre Bobby Fischer. Cela allégea par la suite les sanctions contre Taïmanov, qui raconta  : «  Ma vie était un conte de fée. Tout à coup, après ce match, elle était devenue un enfer. Heureusement, il me restait la musique.  »


Une des plus belles parties de la carrière du champion soviétique

Anatoly Loutikov-Mark Taïmanov

Championnat d’Urss, Moscou, 1969. Défense sicilienne.

1.e4 c5 2.Cf3 Cc6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 e6 5.Cc3 Dc7 (une manœuvre typique de la Paulsen, la dame contrôle la case e5, prépare une éventuelle sortie du fou en b4, occupe la colonne semi-ouverte c et dans certains cas, vise la case h2.) 6.Fe3 (une continuation flexible, le fou fortifie la position centrale du cavalier et donne un grand choix de développement pour le fou de cases blanches : en e2, d3 ou g2 après le coup g3.) 6…a6 7.Fd3 (les avantages du développement du fou en d3 sont nombreux : le fou vise le roque noir, la diagonale d1–h5 est laissée libre pour la dame blanche et le pion e4 est bien défendu.) 7…b5 (dans cette variante le coup principal est 7…Cf6, mais le coup du texte est parfaitement jouable.) 8.Cxc6 Dxc6 9.Fd4 (9.0–0 Fb7 10.a3 Ce7 11.Dg4 Cg6 12.f4 Fc5 13.Fxc5 Dxc5+ 14.Rh1 0–0 et les Noirs ont une bonne position.) 9…Fb7 10.De2 Ce7 (de cette case, le cavalier aura le choix entre …Cg6 et …Cc6. Taïmanov joue ce système avec beaucoup de souplesse.) 11.f4 (après 11.0–0 les noirs avaient le puissant 11…Cf5 ! et sur 11.0–0–0 b4 était trop dangereux.) 11…b4 12.Cb1 (meilleur était 12.Cd1.) 12…Cg6 13.Df2 ! (un excellent coup qui empêche …Fc5, protège f4 et prépare une attaque sur le roque adverse.) 13…Fd6 ! (exploite l’imprécis 12e coup blanc.) 14.Fe3 (une sage décision. Si 14.Fxg7 ? Cxf4 ! 15.Fxh8 Cxd3+ 16.cxd3 Dc1+ –+) 14…0–0 15.Cd2 Tac8 (avec l’intention tôt ou tard de jouer …Fc5.) 16.h4 (Loutikov dévoile son jeu agressif.) 16…Dc7 ! 17.e5 (ouvre la diagonale a8–h1 pour le fou b7, mais 17.f5 était réfuté par 17…Fg3 gagnant la dame.) 17…Fc5 18.h5 Fxe3 19.Dxe3 Ce7 20.Cc4 (visant la case faible en d6.) 20…Cf5 21.Dd2 (sur 21.Fxf5 Taïmanov avait préparé 21…exf5 22.Cd6 Dxc2 23.Cxc8 Txc8 avec une bonne compensation positionnelle pour la qualité.) 21…Fd5 22.Ce3 Cxe3 23.Dxe3

(voir diagramme)

23… Dc5 (dans ces positions où les noirs ont la colonne c et l’attaque de minorité, il faut rechercher l’échange des dames.) 24.Dg3 h6 25.Th4 Dg1+ ? ! (plus fort et moins compliqué était : 25…Rh8 26.Tg4 Tg8 suivi de …Dd4.) 26.Rd2 Dd4 (impossible était 26…Dxa1 ? à cause de 27.Tg4 qui mène au mat.) 27.f5 Txc2+ ! ! (un sacrifice éblouissant qui sauve la partie.) 28.Rxc2 b3+ ! 29.Rd1 ? (Loutikov perd le fil. Il fallait poursuivre par 29.axb3 Fxb3+ 30.Rd2 Dxb2+ 31.Re3 Dxa1 32.f6 Dg1+ 33.Rd2 Dd1 avec échec perpétuel.) 29…Dg1+ 30.De1 Dxg2 (les noirs jouent avec une tour en moins !) 31.Df1 Ff3+ 32.Re1 Dxb2 (mais pour la tour, Taïmanov a une énorme initiative.) 33.Tb1 Dxe5+ 34.Rf2 bxa2 35.Te1 Df6 36.Rg3 (à vous de trouver la suite éblouissante jouée par Taïmanov.)


Le problème du mois

Anatoly Loutikov-Mark Taïmanov, position après le 36e coup de la partie (Moscou, 1969).

Les noirs jouent et gagnent.

Solution des échecs de juin 2023