Chronique juridique -
Droit et liberté d’expression dans l’entreprise
Quarante ans après, les lois Auroux continuent de protéger, au travail, ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression. Illustration avec des décisions judiciaires récentes.
Quarante ans après, les lois Auroux continuent de protéger, au travail, ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression. Illustration avec des décisions judiciaires récentes.
Le rapport Auroux affirmait en 1981 : « Citoyens dans la cité, les travailleurs doivent l’être aussi dans leur entreprise. » En application, la loi du 4 août 1982, « relative aux libertés des travailleurs dans l’entreprise », a permis et continue de permettre le respect des droits humains au travail.
La liberté d’expression
Dans l’arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, 28 avril 1988, M. Clavaud c/ Sté Dunlop, le juge, en se fondant sur des dispositions de la loi du 4 août 1982, affirme la nullité d’un licenciement portant atteinte à la liberté d’expression.
Depuis cet arrêt fondateur, la jurisprudence assure la protection des libertés et droits fondamentaux de la personne du travailleur, dans l’entreprise et en dehors. Cette jurisprudence s’est développée, de façon constante, en s’appuyant notamment sur des textes internationaux des droits de l’homme – notamment le Pacte international pour les droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc/Onu) et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Cesdhlf) du Conseil de l’Europe.
Pour la Cour de cassation : « Selon l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.
L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Il résulte de l’article L. 1121-1 du Code du travail que, sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché peuvent être apportées. »
Dans une affaire, un salarié, recruté comme consultant senior, puis promu directeur, a exprimé son « désaccord sur les méthodes de management ». Le « fun and pro » en vigueur dans l’entreprise se traduisait par la nécessaire participation aux séminaires et aux pots de fin de semaine, engendrant fréquemment une « alcoolisation excessive de tous les participants », encouragée par les associés qui mettaient à disposition de très grandes quantités d’alcool. Cette « culture de l’apéro » était notamment citée dans la restitution de l’atelier culture Cubik 2011, et par des pratiques prônées par les associés liant promiscuité, brimades et incitation à « divers excès et dérapages ». L’employeur l’a licencié pour « insuffisance professionnelle » par lettre notifiée le 11 mars 2015.
Après avoir rappelé que « sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression » et que « le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement », la Cour de cassation considère que ce licenciement doit être jugé nul : « Le licenciement était, en partie, fondé sur le comportement critique du salarié et son refus d’accepter la politique de l’entreprise basée sur le partage de la valeur “fun and pro” mais aussi l’incitation à divers excès, qui participent de sa liberté d’expression », aucun abus dans l’exercice de cette liberté n’étant caractérisé (Cour de cassation, chambre sociale, 9 novembre 2022, Sas Cubik Partners).
Le droit d’expression
Depuis la loi du 4 août 1982, « les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail » (Code du travail, art. L. 2281-1). « Les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l’exercice du droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement. » (Code du travail, art. L. 2281-3).
Dans une affaire, le salarié a été engagé, à compter du 19 septembre 2011, par la société Installux management gestion, en qualité d’employé au service d’approvisionnement.
Lors d’une réunion d’expression collective des salariés du 14 janvier 2015, le salarié, en situation de surcharge de travail a, en présence de la direction et de plusieurs salariés de l’entreprise, remis en cause « la façon dont Mme B. lui demandait d’effectuer son travail [qui] allait à l’encontre du bon sens et surtout lui faisait perdre beaucoup de temps et d’énergie, ce qui entraînait un retard dans ses autres tâches, et celles du service comptabilité fournisseurs pour le règlement des factures ».
Pour l’employeur ce comportement du salarié relavait de l’insubordination et du dénigrement. Le 31 janvier 2015, l’employeur a notifié au salarié son licenciement.
La cour d’appel de Lyon, le 10 juin 2020, avait jugé que l’expression du salarié dépassait le cadre de son droit à la libre expression dans l’entreprise et constituait une cause réelle et sérieuse de licenciement, sa surcharge de travail ne l’exonérant pas de cette faute.
La Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel. La Cour de cassation réaffirme qu’en application des textes précités du Code du travail, « les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail. Sauf abus, les opinions que le salarié émet dans l’exercice de ce droit, ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement » (Cour de cassation, chambre sociale, 21 septembre 2022). Or, la cour d’appel n’avait pas « caractérisé l’abus par le salarié dans l’exercice de son droit d’expression directe et collective ».
D’autres dispositions des lois Auroux ont permis et continuent de permettre le respect des droits de l’momme au travail. Il s’agit notamment de la loi du 23 décembre 1982 avec le « droit de retrait » pour sauvegarder sa santé (Code du travail, art. L. 4131-1 al. 2 et 3 et suivants).
Michel Chapuis
À lire : « Lois Auroux, droit du travail et droits de l’homme », dans le dossier Lois Auroux, in Travailler au futur (Taf) n° 11, octobre 2022.
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