Considérée comme une attaque contre des décennies de conquêtes sociales, la remise à plat des instances représentatives du personnel (Irp) peut néanmoins être l’occasion pour le syndicalisme de se repenser et de se réorganiser.
Participants :
Caroline Blanchot, secrétaire nationale de l’Ugict-Cgt, responsable de la vie syndicale ;
Xavier Burot, secrétaire de la fédération Cgt des Sociétés d’études ;
Vincent Chaudat, délégué central Cgt chez Lcl ;
Michel Molesin, coordinateur Cgt pour le groupe Airbus ;
Valérie Géraud, Options.
– Options : Les comités sociaux et économiques (Cse) se mettent en place lentement. À quelles difficultés se heurtent les syndicats pour -maintenir un bon niveau de représentation des salariés ?
– Caroline Blanchot : Pour l’heure, 80 % des entreprises concernées ne les ont toujours pas mis en place. Nous sommes au milieu du gué, avec peu de recul, que ce soit sur les négociations ayant déjà eu lieu ou sur le fonctionnement même des Cse constitués. Dans certaines entreprises, des moyens ont été reconduits pour une durée transitoire, car même si les élections ont eu lieu, les négociations n’ont pas toujours débouché sur un accord, ni même sur un consensus entre syndicats…
Nous avons combattu pendant des mois les ordonnances, et nous considérons toujours qu’elles remettent en cause des droits gagnés depuis des décennies, qu’elles constituent un recul pour la démocratie dans l’entreprise et une attaque contre le rôle des acteurs sociaux. Cela explique le peu d’enthousiasme des militants Cgt à négocier leur mise en œuvre. Ils doivent pourtant se saisir de cette nouvelle donne car il y a de forts enjeux : le Cse est la nouvelle Irp qui traite des conditions de travail, des augmentations salariales, de la stratégie économique, des moyens attribués aux syndicats. Nous devons dépasser nos réticences légitimes, être combatifs pour défendre nos droits, tenter d’en gagner de nouveaux, et déjà faire le maximum dans les négociations de mise en place des Cse.
– Xavier Burot : Dans le secteur des bureaux d’études et Ssii, d’autres facteurs ont contribué à un certain immobilisme. Les délais sont relativement courts pour une tâche aussi complexe. Beaucoup de militants ont été bousculés et n’ont pas eu le temps de mener en amont les réflexions nécessaires à de tels bouleversements. Les organisations syndicales en sont encore souvent à résoudre des débats internes pour la répartition des mandats et des responsabilités. Les équipes chargées de négocier pour les directions ne sont d’ailleurs pas toujours très bien préparées non plus. La nouvelle donne se traduira, de plus, par une réduction drastique du nombre de mandats. Les militants et élus ne sont pas pressés d’en être dépossédés et sont tentés d’attendre la limite des délais légaux pour sortir de l’ancien dispositif. Beaucoup de Cse ne se mettront en place qu’au deuxième semestre.
– Michel Molesin : À Airbus en revanche, la direction a engagé plus de moyens que ce que la loi prévoit, faisant un geste en faveur du dialogue social, à condition que tout soit remis à plat. Les négociations ont été menées d’emblée, et se sont traduites par huit mois de débats intenses. La Cgt a signé l’accord, parce que malgré la disparition catastrophique des Chsct, la perte des moyens syndicaux est limitée, notamment avec des délégués de proximité – baptisés « représentants de la vie sociale ». Ils seront plus de 300 au niveau du groupe (environ le même nombre que les anciens Dp titulaires), désignés au prorata des résultats aux élections professionnelles. Ils participeront au travail de terrain en bénéficiant d’heures de délégation. Cet accord va mieux faire vivre la pluralité syndicale, et nous permettre de poursuivre et améliorer notre travail de terrain. Plus globalement, on constate aussi que les conseils d’entreprise, qui ont le pouvoir de court-circuiter l’intervention des représentants syndicaux, sont quasiment recalés de partout – y compris à Airbus. Les prérogatives de la négociation resteront bien entre les mains des organisations syndicales.
– Vincent Chaudat : Dans le secteur bancaire, nous partions d’un niveau de droits très élevé par rapport au droit du travail, sans toujours en être conscients, et au Crédit lyonnais par exemple, les négociations préalables nous font d’ores et déjà perdre plus de 70 % de nos moyens actuels. Nous avons du mal à envisager comment cela va nous être possible de fonctionner avec la même efficacité : Lcl compte 1 800 sites ! Nous allons perdre tous nos délégués du personnel et élus de terrain, alors qu’ils passent beaucoup de temps à soutenir les salariés les plus fragiles, qui souffrent dans le travail au quotidien. Nous devrons fonctionner avec les moyens humains et le temps que l’entreprise va nous accorder, au détriment de ce travail de proximité, et ce sera d’autant plus difficile de mobiliser les salariés sur les questions qui relèvent de l’intérêt collectif telles que les salaires, les conditions de travail ou les orientations stratégiques de l’entreprise…
– Le « renouveau du dialogue social » censé justifier la refonte des Irp vous semble-t-il en marche ?
Nous avons combattu pendant des mois ces ordonnances, qui constituent un recul pour la démocratie. Cela explique le peu d’enthousiasme à négocier leur mise en œuvre. Les militants doivent pourtant se saisir de cette nouvelle donne car il y a de forts enjeux.
– Caroline Blanchot : La concentration et la réduction des moyens syndicaux éloigneront nos élus des lieux de travail, de leurs spécificités, d’une connaissance pointue des problèmes de chacun. Certains syndicats pensent qu’ils y gagneront à partager avec le patronat cette vision d’un syndicalisme « professionnalisé », qui ne met pas en avant les difficultés et les besoins des salariés, mais priorise les contraintes économiques et accompagne les stratégies des directions. La philosophie de ce « renouveau du dialogue social » n’est pas de lui apporter plus de cohérence mais bien d’en réduire le coût.
Les entreprises devront assumer les risques qu’elles prennent, au regard de leurs responsabilités pénales, de la sécurité et de la santé des salariés au travail notamment, mais aussi des risques d’accentuation de la conflictualité si les espaces d’expression des salariés se réduisent… Les instances précédentes ont été jugées inefficaces, mais la faute à qui, et pour les remplacer par quoi ? Les lois Auroux avaient pour ambition de rendre les salariés acteurs du changement dans l’entreprise via les élus et mandatés des Irp et les organisations syndicales, mais les directions n’ont pas permis l’expression des besoins, ni la satisfaction des revendications. Seul le Chsct permettait aux salariés de réellement peser sur le fonctionnement de l’entreprise : ils l’ont supprimé.
Caroline BlanchotXavier BurotPhotos : Nicolas Marquès
– Xavier Burot : L’actualité sociale prouve depuis des mois qu’il y a un gros risque à vouloir se passer des corps intermédiaires. Certaines entreprises, soucieuses de paix sociale, vont maintenir un certain équilibre. Mais dans notre secteur, beaucoup de salariés ne croient déjà plus au rapport de force ou à l’action collective, et préfèrent par exemple des recours individuels au tribunal. Il va nous falloir prouver que le syndicalisme a encore son efficacité. Dans cette phase de transition, nous avons « sauvé les meubles » là où il y avait un rapport de force, mais à d’autres endroits, les militants n’étaient pas toujours préparés, même si nous avons diffusé des guides spécifiques et mené des actions de formation.
Même dans de grandes entreprises, les instances ont été mises en place sans négociations préalables, a minima. Aucun élu de proximité n’est prévu, les commissions santé sécurité et conditions de travail (Cssct) qui remplacent les Chsct ne sont pas constituées en nombre équivalent, et les possibilités de recours à l’expertise également minimales, tout cela augure mal du climat social qui va y régner !
– Vincent Chaudat : Pour notre syndicat, le « renouveau » se traduit par l’obligation de travailler autrement faute de moyens humains et financiers. Nous devons aussi gérer les élus et mandatés qui vont perdre leurs mandats, et pour lesquels la direction ne semble pas disposée à beaucoup d’efforts de reclassement et de formation. Il n’y a pas toujours de postes disponibles et les métiers de la banque ont évolué très vite. Les compétences acquises par des années de militantisme ne seront pas valorisées, et pourraient même valoir à certains une placardisation ou un départ négocié… Cette situation risque de dissuader les jeunes militants de s’engager dans les mandats proposés par les nouvelles règles, prévus pour douze ans maximum.
Nous n’avons pas toujours su faire vivre les droits dont nous disposions. Les salariés ont parfois perdu de vue que les Irp ne servaient pas qu’à gérer les activités sociales et culturelles. Il faut expliquer aux salariés qu’Avec l’inversion de la hiérarchie des normes, leur vote peut être dévastateur.
– Michel Molesin : La direction d’Airbus affiche sa volonté de professionnaliser les élus, sans aller pour autant au bout d’un véritable développement de la démocratie sociale. Nous avons dû insister, par exemple, pour que subsiste au sein des établissements un système de questions-réponses entre organisations syndicales et direction. Ainsi on devrait alléger les ordres du jour du Cse, ce qui permettra de traiter plus sérieusement des questions sur la stratégie ou les conditions de travail. Mais nous avons perdu sur la périodicité des informations-consultations récurrentes et des expertises associées, qui seront plus espacées. Nous devrons être très vigilants sur le suivi des carrières des militants qui a été allégé pour empêcher le retour de discriminations systématiques. Pour nous, c’est aussi la condition pour garantir la liberté de se syndiquer et de militer.
– Comment pensez-vous que les syndicats doivent s’organiser pour investir les nouvelles instances et y défendre toutes les catégories de salariés ?
– Xavier Burot : Si nous voulons encore être présents et peser dans les débats, il faudra créer les conditions pour que chaque syndiqué puisse s’exprimer et participer à l’activité syndicale, d’une manière ou d’une autre. Il nous faudra inventer d’autres façons d’échanger, d’être présents, de s’exprimer au sein de l’entreprise. Être efficaces, et parler au nom de tous les salariés. Concernant les ingénieurs et cadres, dans certaines entreprises de notre secteur, là où ils représentent plus de 80 % des effectifs et sont considérés comme de la main-d’œuvre, il nous est possible de les interpeller. En revanche, là où les cadres et ingénieurs sont des encadrants de haut niveau et obtiennent de la représentativité dans les nouvelles instances, cela peut créer des déséquilibres en faveur des directions.
– Vincent Chaudat : À Lcl, on va surtout devoir gérer les déplacements et la répartition géographique des élus. Nous avons 11 directions en France, certaines sont très étendues, à l’exemple de la région ouest, qui inclut à la fois Montargis, à la lisière de l’Île-de-France, et Brest ! De nombreux militants acceptaient d’être Dp pour régler les problèmes de leurs collègues du même site, sur des problématiques locales. Avec le Cse, ceux qui vivent à Montargis n’auront pas forcément envie d’aller à Nantes une fois par mois pour régler les problèmes de ceux de Brest ! Il va falloir gérer les engagements militants en fonction des connaissances, des envies et des disponibilités de chacun, cela peut par exemple poser des problèmes pour intégrer un nombre représentatif de femmes.
– Michel Molesin : À Airbus, on a des jeunes ingénieurs sur nos listes, d’autres qui votent Cgt, et le droit syndical nous donne des moyens pour disposer d’élus et de représentants de proximité, y compris du 3e collège. Mais on a du mal à trouver de jeunes ingénieurs prêts à accepter un « temps plein » pour exercer un mandat. De plus, le mandat Cse entraîne des charges de travail encore plus lourdes qu’avant. Difficile de garder un boulot intéressant avec un mandat Cse.
Nous devons veiller à mieux répartir le travail syndical, pas seulement entre les élus, qui disposeront de moins de temps, mais en impliquant tous les syndiqués, en fonction des compétences, des complémentarités de chacun. Faire attention aux horaires des réunions aussi, si on veut pouvoir accueillir des femmes…
– Caroline Blanchot : Les nouvelles instances vont limiter nos marges de manœuvre et affaiblir la parole des salariés. Pour l’encadrement, des problématiques spécifiques, comme celles du temps de travail – l’effectivité des 35 heures – de l’équilibre entre vie privée et professionnelle, des responsabilités – juridique, pénale, managériale – qui n’étaient déjà pas suffisamment abordées dans les instances précédentes, risquent plus que jamais d’être noyées dans la masse des débats. Si nous voulons prouver notre légitimité, nous devrons nous donner les moyens de faire remonter les besoins et revendications partout où ils s’expriment, et œuvrer à porter des mobilisations collectives et solidaires.
Nous disposerons de moins de recours aux expertises qu’avec les Chsct pour nourrir nos argumentations – à la Sncf par exemple, nous avions pu montrer que sans les forfaits jours, les cadres et assimilés travaillaient déjà plus de cinquante heures par semaine, avec des pics allant jusqu’à soixante-dix heures. Sur de nombreuses thématiques, il nous faudra donc trouver les moyens de nous faire entendre, que ce soit au sein des instances existantes ou pas.
– Quels enseignements le syndicalisme Cgt peut-il tirer de ces bouleversements ?
– Xavier Burot : Nous devons veiller à mieux répartir le travail syndical, pas seulement entre les élus, qui disposeront de moins de temps, mais en impliquant tous les syndiqués, en fonction des compétences et des complémentarités de chacun. Faire attention aux horaires des réunions aussi, si on veut pouvoir accueillir des femmes… Peut-être que nous nous sommes trop « institutionnalisés », et que c’est aussi l’occasion, y compris pour certains élus qui vont perdre leur mandat, de militer autrement, et pour nous tous, de renouveler nos pratiques ? Après tout, avant 1968, et même avant 1936, les travailleurs ne disposaient pas de tant de moyens mais trouvaient des solutions ! D’ailleurs, nous ne sommes pas forcément pour le tout-numérique, rien ne remplacera une rencontre et une discussion de vive voix avec les salariés. Cela ne sera pas facile, mais il faudra innover.
– Michel Molesin : C’est vrai que nous n’avons pas toujours su faire vivre les droits dont nous disposions, les réunions d’information syndicale par exemple. Les salariés ont parfois perdu de vue que les Irp ne servaient pas qu’à gérer les activités sociales et culturelles. Avec l’inversion de la hiérarchie des normes, il faut expliquer aux salariés que leur vote peut être dévastateur. Aujourd’hui, les syndicats vont pouvoir signer des accords plus défavorables que le Code du travail, de la convention collective et même du contrat de travail. Nous devons mieux faire connaître nos actions et prises de positions ainsi que celles des autres syndicats, du niveau local jusqu’au niveau national. Il faut convaincre que nous ne lâcherons rien sur la défense d’une vision industrielle pour notre entreprise, portant des projets d’avenir, défendant la recherche fondamentale, et que nous resterons vigilants sur la santé et les conditions de travail des salariés, sur les statuts des embauchés.
– Vincent Chaudat : Ce sera désormais plus difficile de confier des mandats dans les Cse à des militants non aguerris, car on va exiger d’eux beaucoup de compétences et une grande polyvalence ! Nous n’avons pourtant pas d’autre choix que de convaincre les salariés, y compris les plus jeunes, que le syndicalisme est un outil indispensable pour défendre les droits collectifs et individuels au sein de leur entreprise. L’inversion de la hiérarchie des normes ne doit pas non plus nous faire perdre de vue que la Cgt porte une autre vision du monde économique et de la société en général. Il sera important aussi de ne pas s’enfermer dans le syndicalisme d’entreprise pur et dur, mais bien rester ouverts aux autres structures de la Cgt, qu’elles soient territoriales, fédérales et confédérales.
– Caroline Blanchot : La mise en place des Cse doit nous permettre de réaffirmer nos fondamentaux : se battre pour l’intérêt général et les solidarités entre catégories, et au sein de l’entreprise ; être représentatifs et défendre les intérêts de tous les salariés. Dans un monde tenté par l’individualisme, c’est un chantier très ambitieux de vouloir sortir les salariés de l’isolement, mais les mobilisations récentes montrent que partout, et pas seulement chez les gilets jaunes, ce besoin de collectif est présent, même s’il s’exprime parfois confusément. L’engagement syndical est exigeant : il faut y croire, regagner la proximité et la confiance des salariés, créer des convergences entre les catégories et entre les luttes, et expliquer systématiquement aux salariés le positionnement de la Cgt dans les Irp et les négociations d’entreprise.
Il faut aussi aller vers tous les salariés, y compris les jeunes diplômés qu’on croirait formatés par des grandes écoles et hermétiques à nos discours. De nombreuses personnes sont prêtes à se mobiliser dans les entreprises. Il nous faut être à l’écoute des compétences et des envies de chacun pour que les salariés s’investissent dans la durée et trouvent leur place dans la Cgt. Ils veulent apporter leur contribution mais aussi sentir que cet engagement leur apporte quelque chose, ne serait-ce que la conviction d’œuvrer au changement de notre société, un sentiment que nous connaissons tous.
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