Dans sa maison de la place des Vosges, qui vient de rouvrir, on découvre des ses œuvres graphiques, jadis peu vues, désormais reconnues à leur juste valeur, dans le champ d’une imagination virtuose.
Victor Hugo, dans sa longue vie, eut beaucoup plus des trois maisons que Cadet Roussel possède dans la célèbre comptine. L’une d’elles, sise au 6, place des Vosges (Paris 4e), bien nommée Maison de Victor Hugo, devenue un musée dévolu au grand poète national (1802-1885) vient de rouvrir après dix-huit mois de travaux, avec la création de nouveaux espaces, la mise en place d’outils de médiation numériques et de nouvelles applications, qui complètent et facilitent la visite – sur deux étages – de l’auguste demeure. Pour l’occasion est présentée l’exposition « Victor Hugo, Dessins. Dans l’intimité du génie ».
Les collections du musée sont riches de près de 700 œuvres dessinées. Du fait de la fragilité des dessins, il a été choisi d’inciter le visiteur à entrer dans l’intimité proprement dite du dessinateur, au moyen d’une allégorie pour chacun de ses multiples ateliers. Ce découpage s’articule très précisément. C’est d’abord « Le monde comme atelier », où l’on voit que ses nombreux voyages ont constitué, pour Hugo, le véritable laboratoire où approfondir sa technique, ce qui lui permit d’affirmer une vision très personnelle dans le traitement des paysages, fussent-ils croqués sur le vif ou exécutés de mémoire. « L’amour pour atelier » nous révèle que Juliette Drouet, fidèle maîtresse, fut la première collectionneuse enthousiaste des dessins d’Hugo, cette fièvre de possession perpétuant le désir amoureux. Ce lien se poursuivait lors des voyages d’été à deux. N’est-ce pas dans la salle à manger de Juliette qu’en 1850 il réalisa ses plus vigoureux chefs-d’œuvre ?
Combat pour la justice et les valeurs humaines
Au chapitre de « L’humanité pour atelier », c’est à partir du Poème de la sorcière, ultime grand cycle de ses dessins, qu’Hugo, en une vertigineuse vivacité de trait, témoigne avec ardeur de son combat pour la justice et les valeurs humaines, sa main dressant un réquisitoire à charge contre juges, inquisiteurs et bourreaux. Sous l’œil de la foule, sorcières et démons, lors d’un procès inique, mènent le bal de la juste cause.
C’est au 2e étage, dans l’appartement familial qui a bénéficié d’un nouvel accrochage, parmi tableaux et mobiliers d’époque, que se poursuit le parcours. Au fil d’une déambulation attentive, sous l’égide de « La bataille pour atelier », c’est l’évocation figurée des grandes heures de l’irruption tumultueuse du romantisme français, avec maintes caricatures et surtout la toile représentant la fameuse « bataille d’Hernani », la pièce de théâtre par laquelle – le 25 février 1830 à la Comédie-Française – Hugo et ses amis mirent le feu aux poudres. On s’attarde, en passant, devant les portraits de famille : Hugo à plusieurs âges de sa vie (notamment peint, en sa jeunesse, par Louis Boulanger, acquisition récente du musée), sa femme, Adèle, et leurs enfants, avec en prime Juliette Drouet, cinquante ans de passion partagée, en ces lieux intruse chérie, en costume de scène. Il y a même son miroir, dûment restauré, dont Hugo a peint le trumeau et le cadre. Et puis de grands coffres espagnols, et un plâtre d’un sculpteur anonyme (original d’atelier), d’une cinquantaine de centimètres de haut, à patine brun rouge nuancée, intitulé Quasimodo sur la cloche de Notre-Dame de Paris, daté de la moitié du xixe siècle, qui trône au milieu d’un salon. La Maison de Victor Hugo ne cesse d’étoffer ses collections…
L’exposition ne propose pas moins de 120 œuvres d’Hugo, voisinant avec des gravures d’artistes contemporains, comme le peintre et graveur Célestin Nanteuil, qui fut son ami. C’est à partir de 1830 qu’Hugo se met à dessiner, pour les siens, pour ses amis. D’emblée, il débride son imagination fertile, dans une pratique totalement libre qui constitue son jardin secret. Il expérimente en dehors de toute règle apprise. Il se jette tout entier dans des images de songe nées de sa plume d’écrivain trempée dans l’encre de Chine, parfois agrémentées de crayon, de fusain, voire de suie. S’il a gardé ses dessins dans le cercle restreint de ses proches, quand ce n’était pas pour lui seul, il a néanmoins accepté très tôt de les voir divulgués par la gravure, dont le traitement de l’ombre et de la lumière a pu manifestement l’inspirer.
Gérard Audinet, directeur du musée, affirme avec raison que « devant un dessin de Victor Hugo, on tombe dedans littéralement, parce que ça nous absorbe. C’est complètement fascinant, et ça vous fait rêver ». Si, de son vivant, Hugo s’adonna au dessin sinon en secret, du moins de manière quasi clandestine, comme violon d’Ingres en somme, ce sont les surréalistes, modernes romantiques, qui l’intronisèrent dans leur musée idéal. André Breton ne vit-il pas, devant ses œuvres « des tableaux où la plus puissante imagination se donne cours » ?
Tout surprend et subjugue devant ces œuvres issues de la main d’un génie, tout à la fois poète, romancier, chroniqueur, pamphlétaire, homme politique et lutteur d’idées. À nos yeux, par exemple, Le Champignon ne semble-t-il pas une anticipation de l’expérience atomique de Bikini ? Le Phare d’Eddystone (1856), qui troue le ciel, nous rappelle les circonvolutions des gravures de Piranèse « au noir cerveau » (Hugo), tandis qu’une feuille avec un seul trait, sous le titre Criminaliste et démonologue infaillible (vers 1872-1873), profile la bêtise au front de taureau, doublée de la cruauté.
C’est empli d’architectures d’invention ou interprétées d’après le réel, qui esquissent infailliblement un monde de demi-sommeil. Ecce Lex (1804) met au premier plan trois maigres arbres hauts, dont l’abondant feuillage noir retombe comme une tornade sur un ciel brouillé. Au fond, à gauche, se silhouette un château. Tours et flèches d’une cathédrale gothique (vers 1836-1837) a la pureté rectiligne d’un relevé d’architecte. Crépuscule (1854) laisse apparaître au loin, dans une buée de couleurs assourdies, des ruines qu’on verrait médiévales et Souvenir d’Espagne (1850) simule, par quelques taches ajourées, un soupçon d’âme mauresque… Voyez comme cela suggère et suscite l’émulation dans la manière de voir.
La Maison de Victor Hugo s’enorgueillit de l’acquisition récente de Pasajes (1843, plume et lavis d’encre brune, crayon sur papier, 6,5 × 13, 5 cm). Du 18 juillet au 12 septembre 1843, Hugo et Juliette Drouet voyagent dans les Pyrénées et au Pays basque espagnol. Il est à Saint-Sébastien le 28 juillet, y demeure jusqu’au 2 août, puis il gagne Pasajes (Pasaia) pour y séjourner. Il prend des notes, dessine beaucoup dans un carnet et un album, de nos jours à la Bibliothèque nationale de France. Il apprend, le 9, la mort de sa fille Léopoldine en lisant le journal. Pasajes était adressé à Léopoldine dans une lettre conservée au musée, écrite par son père depuis Saint-Sébastien, en date des 31 juillet et 1er août. « Tu trouveras sous ce pli deux dessins, lui écrivait-il. L’un est pour toi, l’autre pour Toto (son fils François-Victor, Ndlr). Choisissez chacun celui que vous voudrez. » Rouvrant sa lettre le 1er août, il ajouta, le long de la marge, la ligne suivante : « L’un des deux dessins représente le port de Passage, admirable endroit à deux lieues d’ici. » Pierre Georgel, dans son livre Victor Hugo, dessins (Découvertes/Gallimard 1995), à propos de Pasajes, écrivait justement : « On observera, comme dans la plupart des dessins de 1843, l’habileté, l’agréable fraîcheur, la plume se gardant de pétiller, le lavis d’éclabousser la feuille. Après les puissantes œuvres inspirées par le voyage au Rhin, celles de 1843, menues, variées et aimables, dénotent le glissement de l’inspiration graphique, chez Hugo, de la terreur et de la grandeur à la légèreté et à l’harmonie. »
On sait que durant son exil dans les îles de Jersey et de Guernesey, où il livra des visions fantastiques d’océan en furie, Hugo, titan à la tête lyrique, pouvait fabriquer ses meubles. On constate aussi, au gré de la visite, qu’en étonnant travailleur manuel, artisan averti, il façonnait les cadres de ses œuvres, en décorant leur armature en bois de charmants motifs floraux.
« Devant un dessin de Victor Hugo, on tombe dedans littéralement, parce que ça nous absorbe »
Le ballon s’éleva, aux cris de « Vive la République ! »
En juin 2020, chez Sotheby’s, son dessin Départ du ballon (vers 1870, plume et encre brune, lavis, 130 × 115 mm) est « parti » à 37 500 euros. Nadar, grand photographe et aérostier passionné, avait demandé à Hugo, le 18 octobre 1870, s’il acceptait qu’un ballon soit baptisé de son nom. « Je ne demande pas mieux, répondit-il, que de monter au ciel par vous. » Le ballon Victor-Hugo s’éleva donc depuis le jardin des Tuileries, aux cris de « Vive la République ! » Il transportait du courrier vers la province, déjouant le blocus de la capitale par les Prussiens.
Il faut prendre son temps pour, la curiosité en éveil, arpenter cette maison historique dûment préservée, à laquelle peu à peu s’agglomèrent de nouveaux éléments et dans laquelle celui qui, à 14 ans, déclarait : « Je veux être Chateaubriand ou rien », a vécu plusieurs années de son existence d’exception. Il fut Victor Hugo. Ce n’est vraiment pas négligeable.
Jean-Pierre LéONARDINI
André Breton : « Des tableaux où la plus puissante imagination se donne cours »
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