Entretien -
La résilience, vertu magique des temps futurs ?
L’économie, le système alimentaire, et même le centre-ville de Marseille… Tout doit être « résilient ». Qu’est-ce que ça signifie ? Un entretien avec le psychiatre Serge Tisseron.
L’économie, le système alimentaire, et même le centre-ville de Marseille… Tout doit être « résilient ». Qu’est-ce que ça signifie ? Un entretien avec le psychiatre Serge Tisseron.
Options : Avant toute chose, que signifie ce mot : résilience ?
Serge Tisseron : À l’origine, ce terme relève du champ lexical des physiciens Il désigne la propriété qu’a un corps de reprendre sa forme initiale après un choc. Au début du XXe siècle, il est devenu le synonyme d’une qualité que l’écrivain Paul Claudel appelait « typiquement américaine » : celle de s’adapter à la réalité et de « rebondir » dans les difficultés. De cette conception est née, au milieu des années 1950, une approche que les psychologues vont largement mobiliser : l’idée que la résilience est une aptitude personnelle à se reconstruire après un traumatisme.
De là, la définition évoluera plusieurs fois. D’abord elle n’a plus été considérée comme une qualité que l’on a ou non, mais comme un processus que chacun peut acquérir, puis comme une force du vivant. Mais l’individu restait au centre de la définition, jusqu’aux années 2000 où se développe l’idée que la résilience est d’abord une capacité collective. Ces définitions coexistent aujourd’hui, d’où beaucoup d’ambiguïtés.
Mais qu’explique le succès de ce terme ?
Pour le grand public, c’était le rêve de « toujours pouvoir s’en sortir grâce à la résilience »,un rêve alimenté par les marchands de bonheur. Pour les médecins, puis les institutions, le mot a permis de sortir d’une approche des traumatismes en termes de facteurs de risque pour les penser en termes de facteurs de protection. Des facteurs de protection qui peuvent être individuels – innés, génétiques, professionnels ou familiaux – mais aussi collectifs, comme l’environnement social ou la situation économique.
L’utilisation de ce mot paraît néanmoins évacuer toute autre explication qu’individuelle. Individuelle et psychologisante…
Oui, trop souvent. D’autant plus qu’en France, le mot a été introduit avec quatre restrictions qui ont retardé sa compréhension. D’abord, il a été centré sur la personne et pas sur le collectif. Il m’est arrivé d’entendre des patients me dire « je touche du bois, je suis résilient » sans que, jamais, ils n’imaginent que leur environnement pourrait influer sur leur devenir.
Derrière cela se profilait l’idée très morale que « le résilient », comme on disait dans les années 2000, serait capable de dépasser la part sombre de ses souffrances pour n’en garder que la part glorieuse et lumineuse, une sorte de héros…
En troisième lieu, le mot a été poussé en avant, en lien avec les traumatismes, en excluant les situations de stress. Or le traumatisme est une agression inattendue alors que le stress est une pathologie chronique dont il faut chercher les causes pour mieux combattre le mal-être. Au travail, le burn-out est rarement la conséquence d’un traumatisme, bien plus souvent celle d’un stress généré par des conditions de travail dégradées qui durent et qui perdurent.
Du coup, et c’est la quatrième réduction, le mot a été associé à la reconstruction, en ignorant la prévention.
C’est-à-dire ?
La résilience implique quatre dimensions qui concernent l’ensemble de la société. Tout d’abord, la prévention : se préparer à une catastrophe possible. Ensuite, être capable de résister au choc. Puis la capacité de récupérer et de se reconstruire en prenant en compte l’expérience de la catastrophe pour mieux s’organiser.
Enfin, résorber les conséquences de la catastrophe sur les sujets qui l’ont vécue, ce qui est une façon de se préparer ensemble à d’éventuelles catastrophes ultérieures. Mais l’accent a été trop souvent mis sur l’individu et sur sa capacité de récupérer pour se faire « une vie meilleure ».
Et cela pose-t-il problème ?
Oui. Cette réduction sous-estime l’environnement dans lequel les individus se meuvent. Elle renvoie aux individus la responsabilité de leurs échecs. Elle se marie parfaitement avec les concepts d’« agilité », de « flexibilité » ou de « plasticité psychologique » ; beaucoup moins avec ceux d’« inégalité », d’« exploitation » ou de « capitalisme ».
Cet usage rend à la limite la précarité désirable car elle devient une source de créativité en permettant à chacun de se faire une « vie meilleure » à l’occasion d’un traumatisme. Autrement dit : acceptons les conditions de vie qui sont les nôtres puisque nous sommes résilients et que, donc, nous pourrons les dépasser…
En revanche, si la résilience est envisagée dans sa dimension sociétale, elle devient un outil pour agir ensemble et solidaires.
De quelle manière la résilience peut-elle servir l’action ?
La résilience ne peut pas se concevoir sans prendre en compte la vie sociale et la réalité démocratique dans laquelle évoluent les individus, la protection civile des populations face aux risques écologiques et l’accès à l’éducation. La société est un système constitué d’éléments imbriqués les uns dans les autres : l’individu, les familles, les communautés, les régions, les pays, jusqu’à la planète. Chaque élément a la possibilité de développer sa résilience en interdépendance avec les autres, et chacun de ces renforcements renforce la résilience globale du système.
Mais il ne faut pas que chacun de ces niveaux s’exonère de ses responsabilités en renvoyant la balle à un autre niveau. Au plus fort de la crise sanitaire, la direction de l’Ap-Hp a proposé aux infirmières et infirmiers des formations en « relaxation de pleine conscience » pour soulager leur épuisement.
Mais les solutions individuelles doivent relever de choix individuels ! L’institution, elle, doit envisager l’ampleur des problèmes organisationnels et d’effectifs qu’affronte l’hôpital et s’attacher à les résoudre.
Diriez-vous que l’usage grandissant du terme de « résilience » dans le champ politique est de bon augure ?
L’usage de ce terme peut devenir un outil pédagogique s’il est associé à une culture de la solidarité et de la sécurité de tous par tous. La société doit être résiliente, mais il ne doit pas y avoir d’injonctions à la résilience et encore moins d’idéalisation de celle-ci.
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